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    Il Trittico, du vérisme à l’opera buffa

     

    Parigi... Depuis le luxe de l’appartement de Géronte (Manon Lescaut, Acte II), en passant par l’effervescence du Quartier Latin (La Bohème), l’atmosphère pittoresque du café Bullier (La Rondine, Acte II) et les quais de Seine (Il Tabarro), Paris fut un décor privilégié pour les opéras de Puccini.

    Ville d’art et de contrastes, capitale du luxe et réservoir de misère, elle n’avait rien à envier à l’exotisme de contrées plus lointaines, telles le Japon (Madama Butterfly), l’Amérique (La Fanciulla del West) ou la Chine (Turandot).

     

    Dans un contexte où les ouvrages des Leoncavallo, Mascagni, Cilea semblaient offrir, en Italie, quelques perspectives de renouvellement du genre opéra après l’empreinte laissée par le grand Verdi, le monde rude des bateliers des bords de Seine offrait un cadre idéal à l’exposition d’ “une tranche de vie” (“uno squarcio di vita” selon l’expression de Leoncavallo lui-même) dans laquelle pouvaient se conjuguer — à travers la peinture réaliste d’une scène contemporaine — la dureté du contexte social et la violence des sentiments.

    Loin des traits  d’humour omniprésents dans la misère des étudiants de La Bohème, Puccini explorait ici, avec Il Tabarro, l’univers des débardeurs, sans concession, livrant à l’état brut un fait divers sordide baigné dans un environnement des plus sinistres et signait là son œuvre la plus authentiquement vériste.

    Il Tabarro était directement inspiré d’une pièce à succès de Didier Gold que Puccini avait découverte, un soir de 1912, au Théâtre Marigny à Paris. Gold s’était évertué à imiter  Zola, usant d’un lyrisme prolétarien destiné à sensibiliser l’opinion aux difficultés que rencontraient certaines couches de la société. Le compositeur allait s’écarter quelque peu de l’argot parisien des bateliers et des flots de sang abondamment répandus dans la pièce (la scène où Le Goujon —Tinca chez Puccini — assassine sa femme disparaissait de l’opéra) pour viser à une caractérisation des personnages plus humaine, plus attachante. Il n’en abandonnait pas pour autant les tristes visages du quotidien des débardeurs — extrême difficulté physique de leur travail (débarquement à dos d’homme de sacs extrêmement lourds), dépendance totale vis à vis des choix de leur patron (Michele décide que Luigi ne fera pas partie du prochain voyage de la péniche), alcoolisme (“... j’ai soif toujours !”, “Buvant, je ne pense pas / Quand je pense je ne ris plus ! Ah !Ah !” affirme Tinca) —, ni leurs accès de révolte (Luigi : “... penser n’est que folie”, “Souffrir et vivre ! Le meilleur ne vaut rien / C’est le chagrin qui seul est quotidien / Crève abandonné / Pauvre homme, comme un chien !”, “On est suspect alors que l’on convoite”, “... penser c’est souffrir / Et puis courber le front c’est déjà mourir !”). Ainsi, comme l’affirme Manfred Kelkel, “Puccini présente pour la première fois des prolétaires authentiques, des débardeurs réagissant contre la misère” 1.

    Le climat naturaliste était, de plus, souligné musicalement par l’utilisation d’objets sonores symboliques et banals destinés à renforcer le décor (sirène de la péniche) ou par des cris et expressions répétés à l’envi (dans l’empoignade finale entre Michele et Luigi, sur une séquence de douze mots consécutifs prononcés par les deux personnages, on relève cinq fois le mot “Répète !” et quatre fois l’expression “Je l’aime”. En outre, quelques mesures après l’ultime râle de Luigi, le dernier mot de l’opéra n’est autre qu’un cri).

    La composition d’ Il Tabarro avait commencé en 1913 et Puccini pensait que cet ouvrage — où l’on percevait, selon certain critiques, des accents stravinskiens ou debussystes — pouvait être le premier volet d’un triptyque auquel il songeait depuis 1904, en dépit de l’avis négatif de son éditeur Giulio Ricordi. Restait à trouver le sujet des œuvres complémentaires. Ce ne fut pas chose facile, d’abord parce que Puccini était extrêmement exigeant quant au choix de ses livrets, ensuite parce que l’écriture d’ Il Tabarro dut être interrompue, suite à la commande par le Karltheater de Vienne, d’une comédie lyrique en trois actes : La Rondine (créée à Monte-Carlo le 27 mars 1917). Ce n’est que durant l’été 1915 que Puccini se replongea sérieusement dans l’ambiance des bords de Seine, en compagnie de son librettiste Giuseppe Adami (plus tard co-librettiste de Turandot). Mais la sérénité ne présidait pas à leur collaboration et les hésitations, corrections, révisions se succédaient, entrecoupées par les heures consacrées à La Rondine. Cette atmosphère peu propice explique que l’ouvrage ait subi de nombreuses modifications.

     

    A l’inverse, les relations avec Giovacchino Forzano (librettiste de Giordano et Mascagni) furent bien différentes. Les échecs des perspectives de travail avec Gabriele d’Annunzio et Tristan Bernard avaient largement entamé l’optimisme de Puccini. Les textes de Suor Angelica et Gianni Schicchi (originellement destinés à une troupe d’artistes itinérants) présentés par Forzano au compositeur furent accueillis comme pain béni et c’est avec un réel enthousiasme que leur mise en musique fut réalisée.

    Il faut dire que quelques éléments de la vie de Puccini allaient accentuer la communion psychologique du compositeur avec ses personnages. Au-delà des visites que le musicien aimait à rendre à une sœur ayant pris le voile dans le couvent de Vicopelago, près de Lucca, il convient de relater un épisode dramatique qui marqua sa vie en 1909 : “Elvira Puccini, toujours jalouse de son coureur de mari, accusa leur bonne, une certaine Doria Manfredi, d’être la maîtresse du compositeur. Signora Puccini s’acharna si impitoyablement sur la pauvre fille que celle-ci avala du poison et en mourut. Une autopsie prouva qu’elle était vierge” 2. Comment, de fait, ne pas établir un lien entre le calvaire que fait subir la vieille tante à Angelica dans le deuxième volet du Trittico et la persécution qui a mené cette pauvre Doria au suicide ?

     

    Le thème de Gianni Schicchi, quant à lui, correspondait à ce sujet comique auquel Puccini souhaitait se mesurer depuis l’achèvement de Tosca. Forzano avait puisé dans les Chants XXV et XXX de L’Enfer de Dante retraçant l’aventure d’un certain Gianni Schicchi, fourbe célèbre ayant réellement existé. “L’histoire raconte qu’à la mort du riche Buoso Donati, son fils, Simone, était hanté par la crainte que son père eût légué une part de sa fortune mal acquise à l’Eglise, en expiation de son crime (l’un des commentateurs de Dante suggère que Simone fut plus tard accusé d’avoir provoqué la mort de son père). Avant de rendre publique la nouvelle de cette mort, Simone consulta un certain Gianni Schicchi, Florentin de la famille Cavalcanti, simulateur et faussaire réputé. Schicchi offrit de se faire passer pour Buoso moribond et de dicter un testament comblant les vœux de Simone — ce qui lui valut en remerciement une jument magnifique (La Donna della torma de Dante). Selon une autre version, Gianni Schicchi s’attribua en propre la jument et, par surcroît, un legs confortable” 3. Cette dernière version, adoptée par Puccini, s’éloignait cependant sensiblement de la philosophie du grand auteur florentin. En effet, Dante — dont la femme était issue de la famille des Donati (famille qui avait eu à souffrir des actes malveillants du fourbe) — nourrissait une véritable haine envers Gianni Schicchi, celui-ci appartenant, qui plus est, à cette catégorie sociale de paysans que le poète exécrait. Puccini et Forzano, à l’inverse, ne cachaient pas, dans l’opéra, leur franche inclination pour Schicchi et leur hostilité vis à vis de l’avarice aristocratique des Donati. Si Gianni Schicchi fut souvent comparé à quelques célèbres opéras bouffe de Rossini et Donizetti (ou même au Falstaff de Verdi), le verbe en est plus acide. Les moqueries bon enfant du XIXe siècle ont cédé la place à une ironie acerbe qui verse parfois dans le cynisme le plus cruel. En cela, et malgré les sources utilisées par les auteurs, l’ouvrage est bien le reflet de l’évolution des mentalités et s’inscrit de plein pied dans le XXe siècle. Si sa conception ne fut pas épargnée par quelques moments de doutes où le compositeur s’interrogeait sur la manière dont le public allait accueillir le sujet, la partition fut achevée sans réelle difficulté le 20 avril 1918.

     

    C’est finalement  au Metropolitan Opera de New York, qu’eut lieu, le 14 décembre de la même année, la création du Trittico. Malgré le talent de Claudia Muzio (Giorgetta) et de Geraldine Farrar (Angelica), c’est Gianni Schicchi (dont le rôle titre était tenu par le bouillonnant Giuseppe de Luca) qui enleva les suffrages des spectateurs et de la critique. Les années passant, Il Tabarro finit par s’imposer pleinement. Seul, le volet central, Suor Angelica — probablement affaibli par l’épisode final où l’apparition de la Vierge s’avère être un événement dramaturgiquement périlleux — reste dépendant, au fil des productions, de l’intensité scénographique et de la qualité vocale fondamentale de l’interprétation.

     

    Dans ce Trittico tant souhaité, Puccini collait aux dernières tendances de la musique italienne empruntant la voie du vérisme avec Il Tabarro, mais soulignait aussi une filiation véritable avec l’illustre tradition de l’operabuffa grâce à Gianni Schicchi. Il signait par là son appartenance à la grande école lyrique italienne — fille du bel canto et chérie d’un très large public — dont les heures, avec les courants novateurs de la musique contemporaine, étaient désormais comptées...


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    1 - Kelkel, Manfred, Naturalisme, vérisme et réalisme dans l’opéra, Paris, J. Vrin, 1984.

    2 - Phillips, Harvey E., Suor Angelica, livret de l’enregistrement Il Trittico, CBS, 1977.

    3 - Carner, Mosco, Puccini, Paris, Lattès, 1983.

     

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    Très belle Renatta Scotto chantant le célèbre "Il mio bambino caro" de Gianni Schicchi.



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    « C'est un raisin de la Crau... »

     

    "Son poème, c'est lui, c'est son pays, c'est la Provence aride et rocheuse, c'est le Rhône jaune, c'est la Durance bleue, c'est cette pleine basse, moitié cailloux, moitié fange, qui surmonte à peine de quelques pouces de glaise et de quelques arbres aquatiques les sept embouchures marécageuses par lesquelles le Rhône, frère du Danube, serpente, trouble et silencieux, vers la mer comme un reptile dont les écailles se sont recouvertes de boue en traversant un marais ; c'est son soleil d'une splendeur d'étain calcinant les herbes de Camargue ; ce sont ces grands troupeaux de chevaux sauvages et de boeufs maigres, dont les têtes curieuses apparaissent au-dessus des roseaux du fleuve, et dont les mugissements et les hennissements de chaleur interrompent, seuls, les mornes silences d'été." (1)

     

    Ces quelques mots de Lamartine évoquant Mistral suffisent à planter le décor de Mireille. Un décor somme toute tout à fait exotique pour le public lyrique de l'époque.

    Situer l'intrigue de son nouvel opéra au cœur de la Provence était, certes, un pari pour Gounod, mais un pari qui semblait raisonnable.  Il n'était pas exagéré de penser, en effet, que les Parisiens allaient goûter l'exotisme du Midi comme ils goûtaient depuis de nombreuses années celui de contrées plus lointaines (l'Espagne avec Le Barbier de Séville de Rossini ou Le Toréador d'Adam, l'Amérique avec La Perle du Brésil de Félicien David, l'Inde (et Ceylan) avec Les Pêcheurs de perles de Bizet ou Lalla-Roukh du même David...).

    En réalité, malgré la très célèbre Caroline Miolan-Carvalho dans le rôle-titre et le librettiste à succès qu’était Michel Carré, il n'en fut rien. Si, en cette soirée de première, le 19 mars 1864, le chœur des magnanarelles fut plutôt bien accueilli, le climat s'assombrit au deuxième acte et se dégrada plus encore lors de l'épisode du désert de la Crau qu'une mise en scène inadaptée rendit grotesque. L'échec fut retentissant. Le choc était brutal mais l'homme allait s'en relever.

     

    N'avait-il pas, depuis sa plus tendre enfance, affronté des souffrances et des moments de doute bien plus rudes ?

    Gounod était né le 17 juin 1818 à Paris et ses jeunes années ne furent pas particulièrement favorables. Au contraire, les événements se conjuguaient malgré lui pour favoriser l’éclosion de l’incertitude, du doute, de la dualité qui allaient habiter sa personnalité — et que d'aucuns interprétaient comme un manque total de caractère —  dualité ainsi résumée par son ami Saint-Saëns :

    Il y a deux natures dans la personne artistique de Gounod : la nature chrétienne et la nature païenne, l’élève du séminaire et le pensionnaire de l’Ecole de Rome, l’apôtre et l’aède (2)”.

    Gounod perdit son père alors qu’il n’avait pas cinq ans ; l’enfant fut donc élevé, choyé, dorloté, couvé (c’était le plus jeune des deux fils) par une mère qu’il adorait. Elle était musicienne, il serait donc musicien... Embrasser une carrière artistique — inconcevable sans engagement passionné — semblait augurer des prises de positions tranchées, des choix arrêtés, l’affirmation d’une véritable indépendance... Hélas, sa formation musicale, n’arrangea rien. Elle fut tellement multiple qu’aucun de ses maîtres n’eut suffisamment d’influence pour  provoquer l’adoration de l’élève ou, à l’inverse, le rejet le plus vif (éléments qui eussent été salutaires à la construction entière et déterminée de sa personnalité artistique). Soucieuse de l’avenir de son protégé, sa mère sollicita l’avis du célèbre Antoine Reicha, professeur de composition au Conservatoire, apôtre de l’école allemande, qui fut interrogé sur les dispositions du gamin. L’adolescent fut alors mis à l’épreuve par le Maître contraint de constater, au bout de quelques temps, que Gounod était bien fait pour une carrière musicale. Et sa mère accepta. Après la réussite de son baccalauréat et persuadé que l’obtention du Prix de Rome représentait “une question de vie ou de mort pour son avenir”, Gounod décida de parfaire sa formation. Reicha étant mort, Cherubini, le directeur du Conservatoire, lui conseilla de suivre les cours de contrepoint dispensés par Halévy, apôtre, quant à lui, de l’école italienne. Parallèlement à cette formation italianisante, il écoutait également les conseils de composition de Berton, grand admirateur de Mozart — qui aurait pu prolonger le travail de Reicha — mais Berton disparu à son tour et le jeune Gounod fut contraint d’assister aux leçons de Lesueur l’auteur d’une des partitions les plus appréciées de Napoléon : Ossian ou Les Bardes. Au bout de dix mois, à peine familiarisé avec le style de son nouveau maître, il dût s’adapter à son remplaçant : Paër...

    Armé de cet enseignement pour le moins hétéroclite, Gounod tenta à trois reprises le Prix de Rome. La troisième (1839) fut la bonne et sa cantate Fernand, emporta les suffrages des juges. Comme on pouvait s’y attendre, elle ne laissait apparaître aucune personnalité véritable et se présentait comme un parfait travail scolaire, tout à fait en adéquation, d’ailleurs, avec la philosophie de l’épreuve (3).

    Le contact avec Rome fut d’emblée assez froid. Mais rapidement son approche évolua. Les excellents rapports que le jeune compositeur entretenait avec le directeur de la Villa Médicis — Ingres — allaient lui apprendre à observer et à mesurer l’extrême richesse de l’héritage antique. De plus, ce séjour transalpin se vit ponctué de fertiles découvertes.

    Déçu par la pauvreté de la vie musicale des théâtres romains — où les mises en scène grotesques d’opéras de Donizetti ou Mercadante faisaient naître, semble-t-il, “le souvenir de Guignol” —, Gounod se réfugiait fréquemment à la Chapelle Sixtine pour écouter religieusement les œuvres de Palestrina qu’il aimait comparer aux fresques de Michel-Ange. Déjà sensible à la musique religieuse — avant son départ pour Rome, Gounod avait fait exécuter, en l’Eglise Saint-Eustache, une messe pour grand orchestre, commandée à l’occasion de la Sainte-Cécile —, il était mûr à présent pour tomber amoureux de quelque tirade mystique pour peu qu’elle fut scandée par un orateur charismatique. Et, en effet, à Rome, Gounod ne tarda pas à faire la rencontre d’un homme qui eut sur lui une influence majeure : le catholique libéral Henri Lacordaire. Celui-ci venait d’achever son noviciat chez les Dominicains. L’ascendant du militant sur Gounod fut si forte que ce dernier entra bientôt dans une association d’artistes dirigée par Lacordaire : la confrérie de Saint-Jean l’Evangéliste.

    L’attirance de la religion et la culture classique semblaient alors refléter la sensibilité de l’artiste. Gounod, cependant, éprouvait un immense plaisir teinté d’émotion à lire Lamartine et à troquer, le temps de quelques larmes, le classicisme brillant pour les déchirements romantiques. De même, ses fréquentations répétées d’Ingres, Lacordaire ou Palestrina étaient contre-balançées par ses rencontres avec la délicieuse Fanny Hensel, sœur de Félix Mendelssohn, excellente pianiste et compositrice cultivée, qui illuminait les soirées dominicales de l’Académie exécutant, avec un talent rare, les œuvres de son frère et celles des grands maîtres de l’école allemande — notamment Beethoven — qui rendaient Gounod fou d’enthousiasme.

    Notre compositeur dût finalement se résoudre à quitter l’Italie pour Vienne où, selon les obligations imposées par l’Institut, lui serait remis le premier semestre de sa troisième année de pension. Quitter Rome, le cœur du catholicisme et du classicisme, fut pour lui une épreuve particulièrement pénible :

    Tant que la route le permit, mes yeux demeurèrent attachés sur la coupole de Saint-Pierre, ce sommet de Rome et ce centre du monde : puis les collines me la dérobèrent tout à fait. Je tombai dans une rêverie et je pleurait comme un enfant” (4).

    Son voyage à Vienne puis Leipzig fut d’une grande richesse musicale mais d’une piètre dimension théologique. Il convenait donc de combler ce retard dès son retour à Paris en 1843. Gounod accepta alors le poste d’organiste de l’Eglise des Missions Etrangères et suivit les cours de théologie au séminaire de Saint-Sulpice (1847), dont il avait même endossé l’habit ecclésiastique. L’ardeur de sa foi l’autorisait parfois à signer certaines études ou réflexions : « abbé Charles Gounod ».

    Alors que sa carrière dans les ordres semblait tracée, Gounod changea subitement d’orientation. Est-ce la Révolution de 1848 où quelque considération plus terrestre qui provoquèrent sa décision ? Nul ne sut vraiment. Il est probable que son salaire misérable et l’absence totale de reconnaissance de son art aient provoqué un sursaut d’orgueil et stimulé son ambition.

    Celle-ci répondait à une équation simple que Gounod aimait à se rappeler : pour être un compositeur célèbre et riche au milieu du XIXe siècle à Paris, il n’était qu’une voie royale, l’opéra. Aussi abandonna-t-il ses fonctions à l’Eglise des Missions étrangères pour se rapprocher d’un genre qu’il n’avait jusqu’alors guère fréquenté. Grâce à l’appui de Pauline Viardot, récente créatrice du personnage de Fidès dans Le Prophète de Meyerbeer, qui lui promit de tenir le rôle principal de son premier opéra, Gounod s’associa à Emile Augier et composa Sapho, créé sur la scène de l’Opéra le 16 avril 1851. Si l’atmosphère païenne dominante de l’ouvrage allait illustrer de nombreuses compositions futures, le musicien se voyait cycliquement attiré par des sujets d’inspiration plus mystique, comme en témoignent le célébrissime Faust, en 1859, et bien sûr Mireille.

     

    L’ouvrage de Mistral — Mirèio, 1859 —, ses paysages arides, le soleil de la Crau, les Saintes-Maries-de-la-mer... ranimaient en Gounod ces parfums jadis adorés dans la campagne romaine, lors du séjour à la Villa Médicis et le décidaient à illustrer de sa musique ce poème coloré. Après avoir accepté que son œuvre fut mise en musique, Mistral invita Gounod à venir le rejoindre dans le Sud, à Maillane.

    C’est donc enivré des odeurs de garrigue et de lavande, d’olive et de romarin, que le compositeur écrivit sa partition. Les splendeurs et le doux chant de la campagne provençale réveillaient cette ferveur religieuse dont il allait parer son opéra :

    on dirait que tout ce qu’il y a d’anges du Ciel et de jeunes âmes sur terre s’est changé en buissons fleuris pour souhaiter Dieu aux passants” (5) affirmait Gounod.

    Les jours heureux de la composition ne rendirent que plus cruelle la chute de l’ouvrage en cette sombre soirée de mars 1864, sur la scène du Théâtre-Lyrique.

    Outre les travers de la mise en scène précédemment évoqués ainsi que les multiples interventions de Mme Miolan-Carvalho pour que le compositeur lui “taillât” un rôle qui mit en valeur sa voix ; outre les mœurs d’un public malmené par la fin tragique de l’ouvrage et le comportement noble et digne d’une héroïne paysanne, l’échec de l’ouvrage tînt aussi au monde provençal exposé dans lequel les spectateurs ne surent pénétrer...

    En cette époque où l’Europe musicale déclinait ses identités au gré de la floraison d’écoles nationales, il était de bon ton de faire valoir sa différence, son originalité et sa supériorité.

    Cet engagement identitaire n’effleurait pas Gounod (alternativement traité de musicien germanophile ou italianisant) qui n’avait pas de combat artistique à mener, de position esthétique définitive à prendre. C’est précisément cette absence d’“intégrisme” militant qui lui permit de comprendre la Provence et, contrairement au public du Théâtre-Lyrique, de la ressentir.

     

    Perméable aux passions d’autrui mais aussi aux styles, aux influences diverses, Gounod s’imposa comme un formidable fédérateur des courants opposés de son temps et de sa propre personnalité.

    Carrefour de l’italianisme (arias de Mireille) et du Wagnérisme (évocation du Rhône à la manière du Rhin dans Das Rhingold), Mireille résonnait comme un drame partagé entre l’intensité de la foi céleste et la passion amoureuse terrestre. Ainsi, loin de n’être qu’un hymne à la gloire de Dieu — Acte V, Scène 4 : “Sainte ivresse ! Divine extase !” —, Mireille était aussi un hymne à l’amour, et à la liberté d’aimer, comme le soulignaient les sentiments purs et désintéressés que l’Arlésienne voua, jusqu’au sacrifice, au pauvre vannier Vincent (6).

     

    Terre de confluences musicales et spirituelles, Mireille était aussi et surtout hymne au Sud, à cette Europe de la Méditerranée — nostalgie de la campagne romaine autant que des promenades avec Mistral aux environs de Maillane —, réponse ensoleillée au Faust nordique de 1859.

    L’âme provençale était en effet présente dans chacun des personnages. Avec simplicité, chaleur, humilité authentiques (Ambroise, Vincent...) ou passion violente (Ourrias, Ramon, Mireille...).

    Derrière le tempérament de feu des héros, il fallait lire cette fierté antique enfouie quelque part dans la conscience de ces autochtones, héritiers du génie de Rome.

    Et aux racines antiques s’ajoutait cette passion chrétienne (omniprésence de l’image de la Vierge et de sa souffrance, lointains vestiges du grand Schisme qui, jadis, avait fait d’Avignon le havre du Pape) teintée de couleurs romantiques (surnaturel et sorcellerie au travers de l’apparition des Trèves ou du personnage de Taven)...

     

    Toute la Provence était là. Terre d’excès, de traditions, de contradictions et de passions, la vie s’y consumait sous les rayons ardents d’un soleil de plomb et sous le tempérament de braise de ses habitants libres et fiers.

    C’est ce souffle brûlant que transmettait Mireille. Celui qui toucha Gounod et qui habitait Mistral. Souffle puissant et profond présent tout entier dans ces mots que le poète provençal avait destinés à Lamartine :

     

    Je te consacre Mireille : c’est mon cœur et mon âme,

    C’est la fleur de mes années

    C’est un raisin de la Crau qu’avec toutes ses feuilles

    T’offre un paysan

    ______________________________

    1) Extrait de : Lamartine, Cours familier de littérature, Paris, 1859.

    2) Chanteur de la Grèce primitive et donc pré-chrétienne.

    3) Souvenons nous en effet que l’originalité de la cantate Herminie avait interdit à Berlioz — qui présentait l’épreuve pour la troisième fois — l’obtention du premier prix en 1828.

    4) Extrait de : Hillemacher, Gounod, Paris, Henri Laurens, s.d.

    5) Citation extraite de : Yon, Mireille ou la Provence rêvée par Gounod, Opéra de Bordeaux, 1997

    6) D’aucuns ont même cru distinguer dans Mireille, le symbole — bien terrestre celui-là — de la lutte des classes...

    5) S’il excelle dans le théâtre lyrique, c’est précisément parce que ce genre est lui aussi un carrefour, un savant mélange, parfois contradictoire, de texte et de musique, de conventions et de réalisme.

     

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    Inva Mula, récente Mireille à l'Opéra de Paris...



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    Au fil de l'onde...

     

    « […] Alors, comme une ombre remue,

    Mais plus claire que neige, sort

    De l’écume une femme nue,

    Qui monte et s’assied sur le bord.

     

    Elle observe l’homme, indolente

    A tordre ses cheveux mouillés,

    Et le vieux moine s’épouvante

    De voir ces beautés scintiller…

     

    […] Le lendemain, fou, sur la berge

    Le solitaire s’est assis

    En attendant la belle vierge.

    Le soir vint, le bois se noircit

    Puis l’aube glissa sous les branches…

    On n’a rien retrouvé de lui.

    Seuls des gamins, dans l’eau qui luit,

    Virent trembler sa barbe blanche. »

     

    Pouchkine, Roussalka1, 1819.

     

    C’est à la fascination conjuguée des Romantiques pour la nature et le fantastique que nous devons, dès le début du XIXe siècle, l’invasion des scènes de théâtre par une faune surnaturelle tout à fait singulière. Naguère ignorées, négligées, méprisées par le rationalisme des Lumières, sylphides, ondines, wilis, rusalkas… surgissent soudain des contes et légendes pour déferler sur les planches, captivant l’attention du public.

    Emanations de l’esprit même de la nature ou âmes de jeunes femmes mortes errant au cœur de forêts obscures, ces êtres exposent — au détour d’un sentier incertain ou à proximité d’un limpide cours d’eau — leur lunaire et irrésistible beauté, laquelle envoûte généralement l’humain ayant eu l’imprudence de les croiser.

    Aussi, les artistes succombent-ils à leur charme. Et pièces de théâtre, opéras ou ballets rivalisent d’enthousiasme pour présenter au public leur visage.

     

    Sous l’influence de Walter Scott, Nodier publie Trilby en 1822 et le chorégraphe Philippe Taglioni s’en inspire pour offrir, dix ans plus tard, à sa fille Marie le rôle-titre de La Sylphide qui la rend immortelle (celle-ci se montrant pour la première fois sur pointes, position défiant l’apesanteur, afin de traduire le caractère évanescent du personnage incarné). Puis Jules Perrot et Jean Coralli renouvellent l’expérience en confiant en 1841 (avec la « complicité » de Heinrich Heine et Théophile Gautier) à une autre danseuse, la sublime Carlotta Grisi, le rôle de Giselle, bouleversante wili… Cette chorégraphie marquera à jamais l’histoire de la danse en s’imposant, selon le mot de Serge Lifar, comme « l’apothéose du ballet romantique ».

     

    A ces créatures « terrestres » célébrissimes, s’ajoutent évidemment leurs cousines aquatiques, lointaines descendantes des antiques sirènes et naïades.

     

    Les naïades précisément, créatures intermédiaires de la mythologie grecque, mi-humaines mi-immortelles, peuplant les fontaines, les sources, les lacs, les rivières ou les fleuves étaient des manifestations généralement positives de l’élément liquide, contrairement aux sirènes qui apparaissaient comme des incarnations maléfiques de l’eau (notons d’ailleurs que celles-ci habitaient de préférence les eaux salées des mers, impropres à la consommation).

    Leur nature intermédiaire évoquée à l’instant rendait les naïades désirables tant aux dieux qu’aux humains, ces derniers espérant trouver dans une union avec elles la voie de l’immortalité.

    Mais la perception antique de ces êtres surnaturels va évoluer avec le poids du christianisme. De fait, au Moyen-Age, alors qu’on loue la femme idéalisée — reflet de l’image de la Vierge — nos entités aquatiques vont être qualifiées de démoniaques. Pire, c’est en ces temps mystiques que naît l’idée de la dualité (physique et spirituelle) de l’homme, possesseur d’un corps et d’une âme, lesquels se séparent après la mort, le corps retournant à la poussière et l’âme rejoignant dieu pour accéder à l’immortalité (sans aide extérieure). Pour la naïade, la christianisation de la pensée s’avère ainsi dramatique : non seulement elle se trouve rejetée par suspicion de satanisme, mais elle perd son rôle de « passeur » vers l’immortalité.

    Aussi c’est elle, désormais, qui va envier l’humain et tenter de l’approcher afin de devenir son semblable et d’acquérir une âme…

     

    Si la Renaissance (influence antique oblige) va remémorer à tous la beauté de nos créatures aquatiques — souvenons-nous de la fascinante toile de Cranach l’Ancien La Nymphe de la fontaine (1518, plusieurs versions existent) ou de celle du Titien La Nymphe et le berger (vers 1570-1575) — c’est le siècle romantique qui signera leur retour en grâce.

     

    On doit à l’auteur dramatique Karl Friedrich Hensler et au compositeur Ferdinand Kauer d’avoir exposé le thème dans leur irrésistible « conte populaire romantico-héroïque avec des Lieder »2 Das Donauweibchen (La Sirène du Danube) créé le 13 février 1798 à Vienne. Fort de son roman Godwi publié en 1801 (complété par le recueil de chants populaires Des Knaben Wunderhorn parus entre 1806 et 1808) l’écrivain allemand Clemens Brentano renchérit en offrant aux lecteurs sa célèbre ballade Lorelei (que Heine lui-même évoquera dans Le Retour3). Pendant ce temps, tout auréolée de son succès, la Sirène du Danube s’est exportée en Russie où elle est « adaptée » aux exigences locales par le librettiste Nicolaï Krasnopolski ; l’œuvre devient alors, en 1803-1805, La Rusalka du Dniepr (ou Lesta ou l’Ondine du Dniepr) et se trouve habillée de musiques nouvelles imaginées successivement par Stephan Davidov et Catterino Cavos.

    Mais c’est en réalité Friedrich de La Motte-Fouqué, avec son écrit Undine en 1811, qui va véritablement offrir à nos séduisantes héroïnes une place de choix dans la galerie de personnages chéris des romantiques. L’année suivante, les frères Grimm publient leur conte L’Ondine dans son étang. Quatre ans plus tard, La Motte-Fouqué transforme sa nouvelle en livret d’opéra, lequel est mis en musique par Ernst Theodor Amadeus Hoffmann ; et l’« opéra magique » Undine est créé au Schauspielhaus de Berlin le 3 août 1816. Un an s’écoule et c’est au tour du compositeur Ignaz Ritter von Seyfried de proposer son Undine4. La Russie reprend le flambeau au monde germanique avec la Roussalka de Pouchkine (1819) bientôt illustrée par la musique d’Alexandre Alabiev en 1838. Un an plus tôt, ne l’oublions pas, Hans Christian Andersen a donné naissance à sa fameuse Petite sirène (1837), avant que le compositeur Johann Peter Emmanuel Hartmann ne dévoile sa propre Undine en 1842, suivi de près par Albert Lortzing dont l’Undine est créée au Théâtre National de Magdebourg le 21 avril 1845. Et ce n’est pas tout. Après un ouvrage lyrique sans lendemain d’Alexei Lvov — Undina — inspiré de l’incontournable La Motte-Fouqué, Dargomyjski se lance en 1849 dans la composition de sa Rusalka (d’après Pouchkine), laquelle sera créée sept ans plus tard, le 5 mai 1856, au Théâtre-Cirque de Saint-Pétersbourg. A cette date, cela fait déjà trois ans que le poète Karel Jaromir Erben a publié son chef-d'œuvre intitulé Le Bouquet de légendes populaires (1853) où s’est imposé le fameux conte nommé L’Ondin. C’est alors que Max Bruch s’amourache à son tour du thème et, s’inspirant d’un livret de Geibel initialement destiné à Mendelssohn, fait revivre Lorelei dans son opéra homonyme en 1863. La même année à Paris, Théophile Semet crée Ondine et, l’esprit caricaturiste de la capitale s’imposant, Charles Lecocq offre au public des Folies-Marigny ses Ondines au champagne, opérette en un acte sur des paroles d’Hippolyte Lefebvre et Victorien Sardou (Pélissié), le 5 septembre 1865. Tchaikovski, quant à lui, s’investit dans la composition d’Ondine dès 1869, mais il en détruira plus tard la partition (dont des vestiges demeurent dans la Deuxième Symphonie et l’Acte II du Lac des cygnes). Puis le compositeur Theodor Müller-Reutter, professeur au Conservatoire de Strasbourg, produit Ondolina and Der tolle Graf en 1883. Suivant le chemin de Bruch, Alfredo Catalani apporte sa contribution à la légendaire Lorelei en composant à son tour un nouvel opus éponyme en 1890, avant que le symbolisme germanique ne s’empare du thème de l’ondine comme en témoigne, en 1896, Die versunkene Glocke (La Cloche engloutie) de Gerhardt Hauptmann (poème dramatique qui sera mis en musique par Ottorino Respighi en 1927 sous le nom de La Campana sommersa…).

    Et l’inventaire est loin d’être exhaustif ! Entre temps, Wagner a enfanté les Filles du Rhin, Rimski-Korsakov a fait vivre sa Rusalka dans La Nuit de mai et Gounod a fait surgir des eaux du Rhône les Trèves et autres Filles mortes d’amour dans Mireille

    Autant dire que Dvorak n’exploite pas un sujet nouveau lorsque, à près de soixante ans, il s’engage dans le projet de Rusalka

     

    Pour n’avoir pas su se détacher du « modèle » wagnérien, pour n’avoir pas suffisamment été attentif à la qualité des poèmes choisis pour ses ouvrages lyriques, Dvorak avait essuyé divers échecs dans sa carrière de compositeur d’opéra. Pourtant, la réussite récente du Diable et Katia (1899) avait soulevé en lui un réel espoir. De fait, c’était par l’intermédiaire du Directeur du Théâtre National de Prague, Frantisek Adolf Subert, que le compositeur avait reçu, en 1897, le livret d’un jeune enseignant praguois nommé Adolf Wenig. Celui-ci exploitait à sa manière un conte populaire tchèque mettant en scène une fillette courageuse et un démon sot. Dans ce texte, Dvorak avait apprécié « la liaison des éléments caractéristiques populaires et féeriques »5. Rien d’étonnant, donc, à ce que le compositeur songe à suivre la même veine dans son ouvrage suivant…

    A l’automne 1899, s’inspirant entre autres de l’Undine de La Motte-Fouqué, de La Petite sirène d’Andersen, de La Cloche engloutie de Hauptmann et des contes de Bozena Nemcova, le poète et journaliste Jaroslav Kvapil se lance dans la rédaction d’un livret mettant en scène une Rusalka, sans savoir à quel compositeur il serait destiné. C’est, une fois de plus, Subert qui invite Dvorak à lire l’écrit du jeune auteur. Et le musicien est d’emblée séduit, tant par l’intrigue que par l’univers erbenien se dégageant des scènes : « Je crois, rappelle Kvapil, que ce qui me rapprocha de Dvorak fut notre admiration pour Erben ; pour lui, me semble-t-il, comptait plus l’atmosphère des ballades d’Erben que j’avais tenté de recréer dans Rusalka que le livret lui-même »6. Il faut dire que l’auteur de la Symphonie du nouveau monde avait composé, à son retour des Etats-Unis7, quatre merveilleux poèmes symphoniques sur des ballades de Erben : L’Ondin, La Sorcière de midi, Le Rouet d’or, La Colombe datés de 1896.

    Aussi, enivré de ces sources populaires tant goûtées et de ces climats singuliers, le musicien compose Rusalka en quelques mois seulement, entre le printemps et l’automne 1900. L’œuvre est créée un semestre plus tard, le 31 mars 1901, au Théâtre National de Prague, avec le succès que l’on sait.

     

    A l’instar de La Flûte enchantée — qui est également un conte —, Rusalka oppose deux mondes. Celui de la Nature et celui des Humains. De la première à la dernière mesure, les aspirations à l’idéal se frottent inlassablement aux désenchantements de la réalité. A la pureté (naïveté ?) des sentiments exprimés par Rusalka répond la cruauté des hommes. Sont ainsi exposés, par le prisme du conte, les travers de l’humanité : vanité, égoïsme, parjure, trahison, inaptitude à s’élever au-dessus des pulsions sexuelles, soif de pouvoir…

    S’opposent ainsi, de manière plus subtile, le monde de l’esprit et celui de la chair, au travers des deux amours du prince : Rusalka — amour pur, idéal, quasi désincarné (« muette, sans une goutte de sang » précise le livret), irrémédiablement froid (frigide ?) — et la Princesse étrangère — amour incandescent, physique, charnel, quasi vulgaire.

    Au regard de cette opposition, comment ne pas songer ici aux deux femmes mises en scène par Wagner dans Tannhäuser, à l’opposition entre l’amour pur représenté par Elisabeth et les délices de la chair incarnés par Vénus ?

    Musicalement, l’héritage Wagnérien est tout aussi lisible : mélodie continue, usage ambitieux des leitmotive, fusion de l’orchestre et des voix… Et pourtant, l’œuvre « sonne » différemment. Est-ce le caractère luxuriant de certains numéros que l’on dirait tirés de la verve d’un Rimski-Korsakov, est-ce cette facilité à traduire l’univers surnaturel par une fluidité et une légèreté sonores remarquables au parfum de symbolisme, est-ce la clairvoyante urgence du livret et du discours musical qui nous éloignent définitivement du maître de Bayreuth ? Peut-être.

    Mais il est certain que l’influence des couleurs puisées dans le folklore et les traditions populaires d’Europe centrale teintent la partition de lumières nouvelles auxquelles s’ajoute un lyrisme slave revendiqué, atteignant son paroxysme dans la très célèbre aria de l’héroïne dédiée à la lune à l’Acte I (« Mesicku na nebi hlubokem… »).

     

    Dvorak réussit (et l’air fameux en témoigne) la prouesse de rapprocher — par l’ouverture de son écriture au lyrisme slave — l’esthétique wagnérienne de l’émotion belcantiste telle que la pratiquaient les promoteurs du romantisme italien, Bellini en tête, soixante-dix ans plus tôt.

    Comme si Norma s’était jointe aux Filles du Rhin pour offrir, par la voix de Rusalka, un ultime et crépusculaire « Casta diva » au genre opéra.

     

    ________________________________

    1 – Pouchkine, Alexandre, œuvres complètes, publiées sous la direction d’Efim Etkind, Tome I, « Roussalka », traduction Robert Vivier, Editions L’Age d’homme, 1993, p. 263.

    2 – La Grange, Henri Louis (de), Vienne, histoire musicale 1100-1848, Bernard Coutaz, 1990, p. 127.

    3 – 1823-1824. Troisième partie du Livre des chants.

    4 – Notons que le compositeur C.F.J. Girschner créera lui aussi son Undine, toujours d’après La Motte-Fouqué, en 1830.

    5 – Cité dans le livret de Cert a Kaca (Kate and the Devil), Enregistrement sous la direction de Jiri Pinkas, Supraphon, 1981.

    6 – Cité dans Rusalka, programme de l’Opéra National de Lyon (article de Geneviève Lièvre « Rusalka 1901 »), Lyon, novembre 2001.

    7 – Dvorak avait séjourné aux Etats-Unis de 1892 à 1895. Compositeur à la notoriété internationale, il fut directeur du Conservatoire national de New York.

     

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    Merveilleusement chantée par Luica Popp, Rusalka, malheureuse naïade éprise d'un humain confiant son tourment à la lune... Un des plus beaux airs du répertoire lyrique pour soprano...

     

     

     

     


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  • Opéras italiens

    Le rêve de Parsifal

     

    En cette journée du 26 avril 1882, le temps est au vent et à la pluie. Wagner vient de passer une nuit exécrable, ayant murmuré, à qui pouvait entendre, « Enfants, je m’en vais, je souffre ». Mais, la mort ne s’étant point présentée, il se rend, vers 16h, comme prévu, au Festspielhaus de Bayreuth où son ultime opéra doit être créé.

    Le premier acte se déroule selon ses désirs, et l’apparition sur scène du château des Chevaliers du Graal éblouit l’assistance. A l’issue de l’Acte II, le public redouble d’applaudissements au point que Wagner se sent obligé d’intervenir expliquant qu’il est préférable de s’abstenir de toute manifestation d’approbation entre les actes afin de ne pas nuire à l’émotion. Ayant mal interprété les paroles du compositeur, le public reste cependant silencieux après les dernières mesures de l’œuvre (d’où la tradition, qui perdure, consistant à ne pas applaudir à l’issue de Parsifal), ce qui provoque la colère de Wagner, qui s’impose une seconde intervention « autorisant » cette fois-ci, et précisément à ce moment là, les applaudissements, lesquels déferlent alors avec éclat.

    Parsifal est né.

    Quelques poignées de minutes plus tard, à l’hôtel Fantaisie de Donndorf, le redouté critique viennois Eduard Hanslick (naguère caricaturé par Wagner dans Les Maîtres chanteurs) demeure prostré dans le silence, tant il a du mal à masquer son émotion.

    Au fil des jours, d’autres personnalités vont approcher l’œuvre. Outre Anton Bruckner et le jeune Richard Strauss qui ont assisté aux répétitions, la deuxième représentation est marquée par la présence de la brillante et irrésistible Lou von Salomé, alors muse de Nietzsche (elle deviendra bientôt celle d’Andréas, Rilke et Freud) avant que Camille Saint-Saëns et Léo Delibes ne s’enthousiasment à leur tour à l’écoute de la partition, à l’instar de Hugo Wolf.

    Gustav Mahler, quant à lui, laisse les mots suivants, après une représentation de 1883 : « Quand je sortis du Festspielhaus, incapable de dire un mot, je sus que j’avais découvert ce qu’il y avait de plus grand, de plus douloureux, et que je le porterai en moi, inviolé, toute ma vie ».

    Cette adoration sans limite de l’auteur du Chant de la Terre à l’endroit du travail de Wagner résonne précisément en harmonie avec le ton mystique adopté par le compositeur dans Parsifal. Car, n’en doutons pas, c’est avant tout au mythe du Graal que l’ouvrage se rattache. Déjà abordé en 1850 avec Lohengrin, ce thème, aux contours chrétiens, clora l’œuvre entière du père de Rienzi.

    Contrairement à ce que l’on a beaucoup écrit (et dit), la source quasi unique de Wagner pour Parsifal est l’imposant roman en vers de Wolfram von Eschenbach (par ailleurs personnage clef de Tannhäuser) nommé Parzival et rédigé entre 1200 et 1216, lui-même inspiré du Conte du Graal de Chrétien de Troyes. Notons que ce dernier présente déjà son héros Perceval sous les traits d’un homme au cœur pur, lequel, par les multiples épreuves qui se présentent à lui, acquiert valeur physique et noblesse spirituelle.

    Si Wagner affirme, dans son autobiographie Ma Vie, que la volonté de composer Parsifal lui est venue de l’extraordinaire enchantement ressenti à la vue des splendeurs de la nature renaissante, au bord du lac de Zurich, en ce matin ensoleillé du Vendredi saint 1857 — événement l’ayant immédiatement fait songer à l’écrit d’Eschenbach —, la première évocation avérée de ce projet est attestée par une lettre du 1er octobre 1858 à Mathilde Wesendonck, « muse » du compositeur.

    Dès lors, Parsifal ne cessera de hanter l’esprit du poète-musicien. Et en 1865, il en fait part à son protecteur Louis II de Bavière, projetant une création pour 1872. Mais Les Maîtres chanteurs de Nuremberg (créé en 1868) et le Ring (créé en 1876) contraignent le musicien à différer les échéances.

    La rédaction du poème s’étend ainsi de 1872 à 1877, alors que l’élaboration de la musique (effectuée aussi bien à Bayreuth que lors de divers séjours en Italie) s’échelonne de février 1876 à janvier 1882. Et Parsifal voit le jour le 26 juillet de la même année, sous la direction du fidèle ami Hermann Levi.

    Au-delà du texte et de la musique (dont il est évidemment l’unique auteur), Wagner signe également la mise en scène, épaulé par le jeune peintre et décorateur (d’origine russe) Vladimir Joukowsky, dont la délicate mission consiste à matérialiser scéniquement la pensée du maître…

    Loin de résider dans la mise en scène — Wagner lui-même demeure dubitatif quant à la possibilité de traduire les multiples et ambitieuses dimensions de son œuvre —, le caractère révolutionnaire de Parsifal réside tout d’abord dans la forme de spectacle qui s’offre alors aux yeux et aux oreilles du public.

    De fait, alors que, depuis sa naissance à l’extrême fin du XVIe siècle, l’opéra s’est imposé comme un art exclusivement profane, Wagner le pare — tant musicalement que textuellement — d’une palpable religiosité, ce qui le rapproche de la célébration d’un véritable culte, à l’instar des atours qu’ont pu jadis revêtir aussi bien la tragédie grecque que les mystères médiévaux (corrosif, Stravinski parlera de « singerie inconsciente du rite sacré » et de « conception inepte et sacrilège de l'art comme religion »1).

    Force est de constater cependant que, depuis 1882, Parsifal n’est devenu un authentique culte que pour quelques wagnériens « intégristes ».

    Cela dit, il est incontestable que le Christianisme irrigue l’ouvrage : combat du Bien contre le Mal, présence christique par le sang du Seigneur contenu dans le Graal, faute originelle, sentiment de repentance et volonté de rachat, plaie ouverte figurant celles du Christ, espoir en la venue d’un Sauveur, non reconnaissance de celui-ci, communion autour du Graal, sacrements…

    Et c’est justement sur cette trame chrétienne qu’est tissé un double ornement, ésotérique et chevaleresque.

    Maints écrits (plus ou moins argumentés) relatent l’ésotérisme protéiforme de Parsifal. Sans relever l’ensemble des signes et symboles indentifiables, retenons les actes surnaturels et obscurs de Klingsor, les gestes merveilleux accomplis par les chevaliers du Graal (rappelons ici combien le fantastique demeure l’indispensable sel de la pensée romantique), le chemin initiatique emprunté par le héros, les épreuves qui lui sont soumises, l’entrée dans une communauté, les sentiers mystérieux entourant le château de Montsalvat… En deux mots, Parsifal révèle un itinéraire initiatique ! Et cette dimension a donné lieu à diverses analyses, dont celle de Jacques Chailley qui met en parallèle Parsifal et La Flûte enchantée, rapprochant l’ouvrage wagnérien du rituel d’initiation maçonnique2.

    Quant à la geste chevaleresque médiévale (aux accents de poésie courtoise), elle est lisible dans la quête exaltée et désintéressée à laquelle se livre le héros, dans ses actes de bravoure, dans sa force tant physique que morale, dans sa résistance à ne pas succomber aux viles tentations de la chair…

    Mais Parsifal brille aussi en ce qu’il est le couronnement du théâtre wagnérien dans son ensemble, la pierre finale d’un édifice grandiose.

    « Avec Parsifal, j’aurai dit tout ce que j’ai à dire ; je pourrai poser la plume, j’aurai achevé mon message » indiquait Wagner à Louis II. Le mot « achevé » sous-entendant que le message s’était construit peu à peu, au fil des ans et des créations.

    Et, de fait, Parsifal témoigne d’une troublante filiation avec les opéras précédents.

    Dans Le Vaisseau fantôme (1843), la malédiction et la souffrance infinies du Hollandais anticipent celles d’Amfortas.

    Peu après, surgissent de Tannhäuser deux visages féminins : Vénus (amour sensuel et charnel) et Elisabeth (amour chaste et pur), lesquels ne feront plus qu’un dans Parsifal au travers du personnage de Kundry. Ajoutons que, dans la même œuvre, le mysticisme chrétien s’impose : le Vénusberg disparaît lorsque résonne le nom de « Marie » (mère du Christ) lancé par Tannhäuser ; et dieu lui-même accorde son pardon au pécheur comme en témoigne le miracle de la crosse reverdissant à l’issue de l’œuvre.

    Avec Lohengrin, le lien s’impose sans détour, le héros affirmant être fils de Parsifal (« Par le Graal, je fus envoyé à vous : / mon père Parsifal en porte la couronne / son chevalier je suis, et j’ai nom Lohengrin »3).

    Tristan et Isolde aussi participe du mouvement. Dans une esquisse de l’œuvre, le héros agonisant ne reçoit-il pas, en son château de Karéol, Parsifal lui-même, chargé d’une mission purificatrice (option abandonnée par la suite) ? En outre, la blessure et la souffrance de Tristan à l’Acte III, évoquent, elles aussi, le martyre d’Amfortas.

    Et Wagner d’ajouter — commentaire purement musical —, dans une lettre à Louis II du 5 septembre 1866 (c’est-à-dire bien avant la composition de la partition !) : « Les couleurs sonores de Parzival sont préfigurées dans Lohengrin et Tristan ».

    Le Ring, enfin, n’est autre qu’une fascinante quête, celle de l’or et du pouvoir, qui en annonce une autre, plus spirituelle, retracée dans Parsifal. De plus, le personnage « chaste et fol » de Parsifal n’est pas sans rappeler le naïf Siegfried, tout comme il n’est pas interdit de voir en Klingsor un « descendant » des sombres Alberich et Hagen.

    Engagée plus de quarante ans avant son ultime et monumental ouvrage, la « quête » immense de Wagner semble ainsi prendre fin avec Parsifal, opus ultime, cristallisant les interrogations (intimes et collectives) et messages portés jusqu’alors par les ouvrages passés du maître.

    Aussi Parsifal questionne-t-il rien moins que les principes constitutifs de la civilisation occidentale. Politique, religion, philosophie, esthétique, poésie s’y croisent, s’y auto-enrichissent, s’y répondent… et cela dans une pensée musicale porteuse d’un rêve — celui de Wagner — : créer une œuvre d’art capable d’apporter à l’humanité rédemption et salut.


    __________________________________

    1 – Stravinski, Igor, Chroniques de ma vie, Paris, Denoël, 2000 (réédition).

    2 – Chailley, Jacques, « Wagner et l’ésotérisme du Graal » in revue Obliques, 4e trimestre 1979.

    3 - Acte III, scène 3, Lohengrin : « Vom Gral Ward ich zu euch daher gesandt : / mein Vater Parzival trägt seine Krone, / sein Ritter ich – bin Lohengrin gennant ».

     

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    Thomas Hampson sous les traits d'Amfortas. Et la musique de Wagner qui célèbre le Graal...





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    « Un torrent de clair de lune… »

     

    « … On vit arriver un Sicilien, blond comme les blés, doux comme les anges, jeune comme l’aurore, mélancolique comme le couchant. Il avait dans son âme quelque chose comme du Pergolèse et du Mozart tout à la fois ; s’il avait été peintre au lieu d’être musicien, j’aurais dit qu’il y avait en lui du Corrège et du Raphaël. Il avait vu Rossini s’élever si haut que son œil triste et doux avait peine à le suivre dans son vol audacieux ; il souhaita être la lune de ce soleil ; ne pouvant être l’aigle, il voulu être le cygne. Dieu lui avait mis une lyre dans le cœur ; il n’eut qu’à laisser battre ce cœur pour en tirer les accords les plus touchants »1.

    Tels sont les mots dont usait avec emphase Léon Escudier lorsqu’on lui demandait d’évoquer son ami Bellini. Il ne croyait pas si bien dire quand, songeant au compositeur, il le comparait à l’astre lunaire — emblème, s’il en est, de cette génération romantique dont le musicien incarnait si profondément l’esprit.

    Vincenzo Bellini était né à Catane, en Sicile, le 3 novembre 1801. Son père et son grand-père étant maîtres de chapelle, la musique berça son enfance. Montrant tôt une véritable aisance dans l’appréhension de la mélodie, il intégra en 1819 le Collège royal de musique de Saint-Sébastien à Naples. Là, il reçut l’enseignement de Giacommo Tritto, professeur de Spontini, éminent pédagogue et auteur du fameux traité Scuola di contrappunto, ossia Teoria musicale (1823). Bellini suivit également les cours du maître de Mercadante, Giovanni Furno, et écoutait les conseils du musicien que Rossini considérait comme « le meilleur contrapuntiste de l’époque », Carlo Conti. Si, de surcroît, le prolixe Nicola Antonio Zingarelli (on lui doit près de quarante opéras !) lui transmit les secrets du théâtre lyrique, il reste que la personnalité musicale ayant eu la plus grande influence sur son art est probablement Girolamo Crescentini, l’un des derniers grands castrats de l’histoire. Celui que l’on surnommait « l’Orfeo italiano », celui que Napoléon en personne avait choisi pour inculquer les secrets du chant à son entourage, offrit à Bellini non seulement l’occasion de fréquenter les partitions de Pergolèse ou Cimarosa, mais aussi de mesurer les richesses de la voix.

    Après quelques symphonies et ouvrages religieux esquissés dans sa scolarité, le jeune compositeur donna naissance, coup sur coup, à deux opéras : Adelson e Salvini (1825) et Bianca e Germando2 (1826). De passage à Milan, il rencontra le célèbre impresario Barbaja qui lui ouvrit, en 1827, les portes de la Scala où fut représenté Il Pirata. Le retentissant succès des représentations poussa les responsables de l’illustre théâtre milanais à renouveler l’expérience. Et La Straniera fut créée sur cette scène en 1829. Mais Bellini n’en resta pas là et, en cette même année, présenta Zaira à Parme puis, un an plus tard, I Capuleti e i Montecchi à Venise. Le compositeur était à présent célèbre dans l’Europe entière et, du haut de ses vingt-neuf ans à peine, pouvait espérer bénéficier, pour la création de ses œuvres, des artistes les plus brillants. Ce fut ainsi la grande Giuditta Pasta (révélée dix ans plus tôt par son interprétation lumineuse de l’Otello de Rossini) qui incarna le rôle principal de La Sonnambula lors de la première triomphale à Milan le 6 mai 1831.

    Un mois auparavant, à plusieurs centaines de kilomètres de là, était créée à Paris, sur la scène de l’Odéon, une sombre tragédie d’Alexandre Soumet directement inspirée de la Médée d’Euripide : Norma ou l’infanticide. Soumet était une célébrité du monde littéraire. Partageant les vues du « Cénacle », il avait, en 1823, participé, aux côtés de Victor Hugo, à l’éphémère aventure de La Muse française, revue officielle de l’école romantique.

    Bien qu’amateur de sujets tirés de l’Antiquité (on lui doit, entre autres écrits, Clytemnestre, Cléopâtre, Une fête de Néron, Le Gladiateur), il demeurait le vecteur des idées nouvelles et ses ouvrages s’en faisaient inévitablement l’écho. Norma ou l’infanticide, cependant, n’évitait pas la surenchère mélodramatique, l’héroïne assassinant ses deux fils, Clodomir et Agénor.

    S’écartant avec clairvoyance du modèle de Soumet, le librettiste de Bellini, Felice Romani, allait entraîner son personnage éponyme vers plus d’humanité : épargnant ses enfants, sa Norma cristallisait l’attention sur son propre sacrifice et gagnait en noblesse (rappelons, de surcroît, que le même Romani avait naguère écrit un livret au contenu voisin, La Sacerdotessa d’Irminsul, destiné au compositeur italien Giovanni Pacini3 et qu’il n’allait pas se priver d’y puiser quelques éléments). Quelle qu’en soit l’importance, cette évolution ne modifiait en rien le caractère écrasant du rôle-titre qui, tant chez Soumet que chez Romani et Bellini, se devait d’être distribué à une artiste d’exception. C’est évidemment en Giuditta Pasta (récente interprète, rappelons-le, de la Sonnambula) que le compositeur vit le pendant vocal de l’extraordinaire comédienne Mademoiselle Georges (créatrice de la Norma de Soumet). Adulée par Stendhal qui louait ses « accents divins », la Pasta était, d’après le célèbre ténor Gilbert-Louis Duprez, « la plus brillante étoile du chant dramatique du commencement de ce siècle »4.

    Il était donc acquis que la Pasta allait créer Norma. Elle serait entourée de Domenico Donzelli (Pollione), Giulia Grisi (Adalgisa) et Vincenzo Negrini (Oroveso). Commencée en septembre, la partition fut achevée par le compositeur fin novembre et ce, malgré les incessantes corrections demandées à Romani, lequel se plaignit d’avoir rédigé non pas une, mais au moins trois Norma ! Et les artistes débutèrent les répétitions en décembre 1831.

    Hélas, à l’instar du Barbier de Séville de Rossini en 1816, la création, le 26 décembre, fut, selon Bellini lui-même, un « énorme fiasco », le compositeur étant persuadé d’avoir essuyé une cabale orchestrée par la richissime maîtresse de son rival Pacini. Certes, les « nouveautés » de la partition (esquisse d’une fusion des arias, chœurs et récitatifs anticipant la « mélodie continue » bientôt prônée par Wagner ; concision au service de l’efficacité théâtrale ; montée continue de la tension dramatique et musicale…) avaient quelque peu contenu les ardeurs du public, mais les trente-quatre représentations qui suivirent tendent à prouver qu’en dépit de la (très hypothétique) cabale, les spectateurs ne tardèrent pas à être conquis.

    Fort de ce qui s’avéra être le plus grand succès de sa carrière, Bellini entreprit la composition d’une œuvre nouvelle, Beatrice di Tenda (1833), laquelle ne souleva guère d’enthousiasme, avant de se lancer dans son ultime chef-d’œuvre, I Puritani, qui devait triompher au Théâtre Italien de Paris en janvier 1835.

    Huit mois plus tard, celui qui, selon Escudier, souhaitait « être la lune » du « soleil » Rossini, disparaissait à Putteaux des suites d’une infection intestinale. Il n’avait pas 34 ans.

    Si Bellini s’était éteint, brillait désormais son œuvre, au firmament duquel se détachait Norma. D’aucuns ne tardèrent pas à qualifier ce bijou de « céleste et sombre » et la fameuse aria « Casta diva » de « mélodie sculptée dans du marbre de Paros, inondée d’un torrent de clair de lune »5.

    Et, de fait, élément récurent de l’environnement romantique, la lune — mystérieuse, inquiétante, féminine — semble indissociable de l’univers bellinien.

    Plus que tout autre opéra du compositeur — et plus encore que La Sonnambula dont la pathologie nocturne ne saurait pourtant s’imaginer sans la présence de l’astre — Norma témoigne de la fascination exercée par la lune à la fois sur l’esprit du musicien mais aussi sur la sensibilité de son temps.

    Diffusant sa pâle lumière sur rien moins que les six premières scènes de l’Acte I, elle synthétise, si l’on peut dire, les fondamentaux de la pensée romantique.

    Agissant comme un révélateur, l’astre, tout d’abord, impose un décor : la nuit. S’opposant au soleil, à la clarté, au siècle bien-nommé des « Lumières » qui s’éteint, elle enveloppe les protagonistes dès le lever de rideau, pesant sur l’intrigue « comme un linceul »6. A peine laisse-t-elle apercevoir la nature — incarnée par la forêt de chênes, immense et complice — qui sert de cadre à l’action : elle est le havre des Gaulois et enfante le gui sacré, mais s’impose aussi comme l’anti-chambre de la révolte. Sentiment présent en tout peuple opprimé, la révolte couve dans l’esprit des troupes gauloises, lesquelles espèrent de leur prêtresse un impitoyable appel à la guerre. On devine alors l’inévitable référence au politique et à l’histoire — que Verdi développera considérablement — et qui demeure visible ici par l’occupation de la Gaule soumise à l’envahisseur romain. C’est sur cette toile de fond politico-historique que se noue une intrigue dictée évidemment par la seule passion amoureuse qui ronge le cœur des trois personnages principaux (Norma, Pollione et Adalgisa). Par amour donc, ils s’opposeront aux règles sociales, reniant l’intérêt de tous pour privilégier égoïstement le leur ; témoignage éclatant, s’il en est, de l’affirmation de l’individu face à la société dont les héros rejettent toutes les lois. Le personnage de Norma en est l’archétype : elle a bafoué son serment de chasteté et s’est éprise de l’ennemi (elle est mère de fils dont le père est romain), hautes trahisons respectivement religieuse et politique.

    Souvent allié de la lune et de la nuit, le fantastique ne pouvait être absent d’un tel tableau. Aussi réside-t-il dans le pouvoir divinatoire qu’est censée posséder la prêtresse, lequel repose sur sa lignée (elle est fille d’Oroveso), sur sa chasteté supposée (notons ici que Romani prend quelques libertés avec l’Histoire : comme le souligne Danièle Porte, à l’inverse de la Vesta à romaine, « la religion gauloise n’exigeait pas des prêtresses la chasteté absolue, ne s’occupait aucunement de punir les manquements à ces sortes de règles »7) et sur les attributs qu’elle brandit : la couronne de verveine, le gui sacré et la faucille d’or (soulignons, en revanche, que « la faucille d’or, qui pourrait être un enjolivement théâtral, est bel et bien, Pline l’atteste, l’instrument cultuel indispensable à la cueillette de la précieuse plante »8).

    Ainsi donc, comment ne pas être interpellé par ces scènes « lunaires » recouvrant Norma ? Et comment — lorsque s’y conjuguent la nuit, la nature, la révolte, le politique, l’histoire, la passion, l’affirmation de l’individu et le fantastique — ne pas y lire la respiration de l’âme romantique ?

    Evoquant le fameux « Casta diva », Théophile Gautier disait « C’est quelque chose de frais, de velouté, d’argentin, de bleuâtre — si une idée de couleur peut s’appliquer à un son »9. « Argentin » et « bleuâtre »… tels les rayons lunaires !

    Car les paroles de la prêtresse — « Chaste divinité, qui argente ces antiques plantes sacrées, montre-nous ton beau visage, sans nuage et sans voile » —, tout comme la sublime musique de Bellini, s’adressent non pas à Diane comme on l’a trop souvent affirmé10, mais bien plus probablement à la céleste lune.

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    1 - Escudier, Léon, Mes souvenirs, Paris, E. Dentu, 1863.

    2 - Cette partition sera révisée et deviendra Bianca e Fernando ; la création de l’œuvre aura lieu sur la scène du Teatro Carlo Felice de Gênes en 1828.

    3 - L’œuvre fut créée le 11 mai 1820 au Teatro Grande de Trieste.

    4 - Duprez, Gilbert-Louis, Souvenir d’un chanteur, C-Lévy, 1880.

    5 - G. Parrain, Revue musicale (numéro consacré à Bellini), Paris, 1935.

    6 - S’il nous est permis de faire ici cette allusion à Werther

    7 - Porte, Danièle, Roma Diva, Paris, Les Belles Lettres, Nouveaux Confluents, 1987.

    8 - Ibid.

    9 - Gautier, Théophile, Janin Jules, Chasles, Philarète, Les Beautés de l’Opéra, Paris, Soulié, 1845.

    10 - « Casta diva / che inargenti / queste sacre antiche piante / a noi volgi il bel sembiante / senza nube, senza vel ».

    11 - Dans le n° 29 de L’Avant-Scène Opéra consacré à Norma, Jean Gheusi signale que « Casta diva » est une invocation à Diane.

     

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    Joan Sutherland jeune, le soprano idéal pour la voix de Norma.



     


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