• A propos de Lucia di Lammermoor

     

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    À trop avoir courtisé la folie…

     

    « On a aimé, on a beaucoup aimé si j’en crois les applaudissements et les compliments que j’ai reçus. […] Chaque morceau fut écouté dans un religieux silence et accueilli avec les vivats les plus spontanés. Persiani, Duprez, Cosseli et Porto ont été parfaits, spécialement les deux premiers qui furent miraculeux », écrit Donizetti à son éditeur Giovanni Ricordi quelques heures après la création de Lucia de Lammermoor au Teatro San Carlo de Naples. Il faut dire qu'en ce 26 septembre 1835, l'admirable Fanny Persiani et le champion du contre-ut de poitrine, le grand Gilbert-Louis Duprez (destinataires des rôles de Lucia et Edgardo) ont fait sensation. La partition du Maître se prête à merveille à la virtuosité éblouissante de la première(1) et au timbre lumineux du second.

    Cet immense succès contraste assez sensiblement avec le précédent « essai » parisien du compositeur — Marino faliero — présenté au Théâtre Italien, le 12 mars 1835. À n’en pas douter, cette œuvre, sans doute moins inspirée, a souffert de la concurrence d’avec I Puritani de Bellini dévoilé au public sur la même scène en janvier.

    Mais lorsque Lucia vient au monde, Bellini n’est plus.

    Trois jours avant la date de la première, au faîte de sa gloire, ce jeune compositeur de 34 ans est emporté par une infection intestinale. Donizetti perd son rival et, comme Rossini a renoncé à composer depuis 1830, le voilà, pour quelque temps, seul grand représentant de l’école lyrique italienne (avant l’arrivée du grand Verdi, dont le premier succès véritable, Nabucco, retentira en 1842).

    Que de chemin parcouru depuis la modeste maison natale du vieux Bergame(2), depuis les premières leçons de musique de Johann-Simon Mayr ou les cours, à Bologne, du Padre Stanislao Mattei, le maître de Rossini ! Certes, le succès avait tôt comblé le compositeur avec Il Falegname di Livonia (1819), Zoraide di Granata (1822), La Zingara (1822), L’Aio nell’imbarazzo (1824) et surtout Anna Bolena (1830) avec laquelle il conquiert la célébrité, avant de composer les passionnants Elisir d’amore (1832), Lucrezia Borgia (1833) ou Maria Stuarda (1834).

    Aussi, le triomphe de Lucia conforte-t-il Donizetti dans sa gloire.

    Mais cette partition exemplaire ne doit rien au hasard. À l’admirable traitement du matériau vocal, à l’art consommé du maniement des couleurs orchestrales, s’ajoute le choix judicieux d’un sujet tout à fait au diapason de la sensibilité du moment.

    Comme Balzac ou Hugo qui en vantaient les mérites, les compositeurs du premier XIXème siècle, goûtent avec délice les écrits de Walter Scott distillant à l’envi ces atmosphères chéries des Romantiques où surgissent de châteaux, forêts et brumes les destins tragiques de personnages foudroyés par l’amour, la trahison, la folie et la mort.

    Rien d’étonnant, donc, à ce que le livret de Lucia — rédigé par Salvatore Cammarano, qui collabore alors pour la première fois avec Donizetti — suive l’un des « best-seller » du génial Ecossais, The Bride of Lammermoor (paru en 1819) ; Scott s’inspirant lui-même d’une chronique authentique de 1669 située à Carsceugh, comté du Witgonshire(3) : alors qu’elle avait engagé sa foi envers son amant, une noble et jeune Ecossaise est contrainte par sa famille à épouser un autre homme, et à commettre ainsi un parjure. Au terme de sa nuit de noces, elle est retrouvée folle auprès de son nouvel époux ensanglanté qui, après sa guérison, refusera à jamais d’évoquer les faits.

     

    Texte touffu, roman d’aventures touchant parfois au fantastique et souvent à l’humour, tissu de références shakespeariennes, The Bride of Lammermoor est avant tout un écrit construit selon la sensibilité de l’époque : haine, vengeance, violence et désespoir agitent des personnages environnés de présages et de superstition, « sans cela ce ne serait pas une histoire écossaise » précise, non sans malice, l’auteur. Alors que, dans le fait-divers « historique » original, personne ne sut réellement ce qu’il était advenu durant la nuit de noces, Walter Scott imagine, dans son œuvre, une Lucy criminelle, mais inconsciente de ses actes, devenue folle dans son désespoir ; fin romantique s’il en est, et qui, évidemment, exercera tout son pouvoir de séduction sur Donizetti.

    Dès sa parution, le roman connaît un immense succès dans l’Europe entière et se voit très vite adapté à la scène (l’opéra de Donizetti n’est-il pas le cinquième à aborder le sujet ?). En 1828, le dramaturge français Ducange crée au Théâtre de la Porte Saint-Martin La Fiancée de Lammermoor, avec une alléchante distribution réunissant les célèbres Marie Dorval et Frédérick Lemaître. Tout comme Ducange, Cammarano n’utilise pour son livret que les derniers chapitres du roman de Scott et en supprime les intrigues secondaires afin de ne conserver que la quintessence « romantique » des événements. Le sujet étant familier au public de l’époque, il était courant, sans risquer l’incompréhension, d’omettre certaines précisions. D’où la surprise de maints auditeurs d’aujourd’hui souvent perturbés par quelques « curiosités » du livret : Enrico vit dans un château qui porte le nom de son ennemi mortel ; Edgardo se rend en France pour des raisons dont il ne sera plus question par la suite ; il surgit brutalement au moment même où Lucia vient de rompre son serment...

    En dépit de ces menus raccourcis dramatiques ou incohérences, les événements s’enchaînent avec une redoutable efficacité jusqu’à la fin tragique de l’ouvrage perceptible dès le lever de rideau.

    À cet égard (et bien qu’apparemment anecdotique), la scène du spectre qu’évoque Lucia près de la fontaine est des plus significatives : tout en démontrant l’ingéniosité dramatique et esthétique de Cammarano, elle parvient à recréer subtilement l’atmosphère oppressante du roman. Et l’on ressent aussitôt — avec quelques mots lourds de symbole, merveilleusement portés par les notes crépusculaires du compositeur — le souffle prémonitoire et ravageur de la malédiction, de la passion, de la folie et de la mort (au plus fort de son délire, Lucia reverra d’ailleurs le spectre, « il fantasma », symboliquement la séparer d’Edgardo).

     

    Le décor est ainsi planté. Donizetti et son librettiste en suivront alors la logique implacable.

    En fidèles dépositaires de la pensée romantique, ils mêlent ainsi à l’exaltation des passions le déchaînement des éléments. Car c’est une Ecosse sauvage et orageuse qui est exposée. Aux reliefs escarpés, aux grondements de l’océan, aux hurlements du vent, au fracas de l’orage, à la vertigineuse Roche aux loups… répond l’immense cruauté des hommes. Pas un tableau qui ne soit marqué par la fureur d’Enrico ou d’Edgardo, ou par la violence de leur affrontement. Ire, vengeance et désespoir sont comparables aux éclats de la foudre qui, sur son passage, détruit tout et tous, inéluctablement. L’acte III où Edgardo, seul dans sa tour battue par les flots, invoque le feu du ciel afin que périsse le monde en est la traduction la plus explicite (ce héros romantique, seul sur son rocher, qui appelle sur lui l’absolu de la mort n’est pas sans évoquer quelques tableaux de Friedrich ou quelques lignes de Chateaubriand).


    Lucia, quant à elle, est plus seule encore. Seule, contre tous. Seule, en réalité, contre tous les hommes (puisque le personnage d’Alisa, si mystérieux et complexe dans le roman, est réduit dans l’opéra à un rôle de quasi-figuration). Déjà Scott avait brossé un portrait de la jeune femme contrastant singulièrement avec le caractère belliqueux de la gent masculine : « Les traits de Lucie Ashton, charmants mais un peu enfantins, étaient formés pour exprimer la paix de l’esprit, la sérénité, et l’indifférence pour les vains plaisirs du monde. (…) C’était une beauté du genre des madones de Raphaël, ce qui était peut-être le résultat d’une santé délicate et de sa résidence avec des êtres dont le caractère était plus altier, plus impétueux, plus énergique que le sien. (…) »(4). À l’image de celle du romancier, la Lucia de Donizetti et Cammarano est ballottée entre deux hommes, son amant et son frère, également prompts à la colère et guidés par une même soif de vengeance. Dès le lever de rideau et son inquiétant prélude, avant même d’apparaître, elle est fautive, ou plus précisément « rea », selon l’un des fameux vocables de l’opéra italien. La foule, incarnée par le chœur, lui est hostile (c’est la révélation qu’elle colporte qui fait naître la rage d’Enrico). Incarnant à la fois solutions et problèmes (son mariage peut sauver son frère ; sa passion va le perdre), Lucia sera nécessairement écrasée par la volonté disciplinaire, quasi militaire, des hommes. Sa première apparition, au son aérien de la harpe, n’en est que plus émouvante. Douceur et ingénuité tranchent avec l’âpreté de la fureur masculine. De même dans le château, lors du face à face avec son frère, elle opposera, à la mélodie effrayante et presque gothique caractérisant Ashton, des prouesses vocales donnant l’impression — alors même qu’apparaissent les premiers signes de l’égarement mental — qu’elle quitte la terre, change de nature échappant à la mâle et vulgaire pesanteur.

    Prise dans cet étau de masculinité violente, parfois barbare, Lucia n’a d’autre échappatoire que la folie et la mort. Mais contrairement à la Lucy « au caractère doux et flexible » du roman, qui s’éteint sans prononcer un mot, celle de l’opéra rend perceptible son égarement (refuge de délivrance) par sa voix. Et, miraculeusement servie par la verve de Donizetti, ladite voix danse, tourbillonne, prend une altitude vertigineuse pour évoluer bientôt au-delà de l’imaginable, dans le registre « inhumain » du suraigu. Lucia n’est déjà plus parmi les simples mortels, sa folie prend corps dans le son irréel de sa voix.

    La démence — dans son insondable mystère — se dévoile alors aux yeux et aux oreilles du public, bouleversé par la détresse qui s’en dégage, celle d’un cri immense et sublime (d’ailleurs, qu’est-ce que le chant sinon un cri maîtrisé ?). Habitée par la voix, elle-même canalisée par le génie musical, la folie revêt une dimension quasi fantastique interrogeant sans cesse celui qui l’observe. Lucia est-elle réellement folle ? ou extatique ? rongée par une flamme intérieure qui l’isole des autres personnages, inaptes à la comprendre ?

     

    Il ne fait guère de doute que ces questions hantaient Donizetti avant Lucia. Le compositeur avait d’ailleurs abordé le thème de la démence à plusieurs reprises avec, entre autres, L’Esule di Roma (1827), Il Furioso all’isola di San Domingo (1832) ou Torquato Tasso (1833) et demeurait ému par la manière dont son compatriote Bellini avait traité le sujet dans son ultime opéra I Puritani.(5)

     

    À trop avoir courtisé la folie dans son œuvre, par une cruelle ironie du sort, Donizetti va finir sa vie avec elle.

    Bien sûr, avant de succomber à son horrible emprise, il travaille et donne naissance à Roberto Devereux (1837), à La Favorite (1840), à La Fille du régiment (1840), à Linda di Chamounix (1842), à Don Pasquale (1842), à Maria di Rohan (1843) (6)… mais durant toutes ces années, la maladie est déjà là, sans doute favorisée par la douleur profonde de la perte de ses parents, de ses enfants, de son épouse, et par les affres de la syphilis qui le ronge.

    Alors, dès le milieu des années 40, bien qu’entouré des incorrigibles optimistes qui croîent encore en sa rémission, Donizetti se retrouve seul. Seul, à l’instar de son héroïne, avec la folie qui progresse tragiquement.

    Avant que la mort ne l’emporte (ou ne le délivre) le 8 avril 1848, un homme rend visite au père de Lucia, désormais muet et paralysé, dans un appartement parisien, havre sinistre de sa déchéance. Jusqu’à la fin du siècle, l’homme — un certain Giuseppe Verdi — portera haut l’héritage du Maître.


     ________________________

    1-     Théophile Gautier évoquait en ces termes la voix de la chanteuse : « elle a une étendue, une douceur et une vibration surprenantes. C’est une des plus merveilleuses qu’il ait été donné aux dilettantes d’entendre. Elle va sans effort jusqu’au ré et au fa aigus. La méthode de Madame Persiani est sûre, large, irréprochable. C’est la même perfection, le même fini de fioriture que Madame Damoreau, à cette différence près que Madame Damoreau n’a à gouverner qu’une voix assez faible et que Madame Persiani maîtrise et dirige avec une admirable facilité un organe d’une puissance extraordinaire. Nous croyons Madame Persiani appelée à s’asseoir très prochainement sur le trône d’or des Grisi, des Sontag et des Malibran ».

    2-     Donizetti est né dans une très modeste maison du vieux Bergame le 29 novembre 1797 ; son père est portier au Mont-de-Piété, sa mère tisseuse.

    3-     Walter Scott a déplacé l’intrigue de flan ouest de l’Ecosse, aux monts orientaux de Lammermoor.

    4-      Walter Scott , La Fiancée de Lammermoor, traduction d’Auguste Defauconpret, Paris, 1830-32.

    5-     Notons que d’autres compositeurs aborderont la folie, Lucia s’imposant comme « la mère » des Violetta (La Traviata) ou Marfa (La Fiancée du tsar) ; le parallèle avec cette dernière œuvre étant d’ailleurs saisissant : Marfa, la fiancée choisie sans son consentement, par le Tsar croit, dans sa folie, avoir un instant épousé celui qu’elle aime, avant de succomber.

    6-     Au cours de sa carrière musicale, le prolifique Donizetti, composera plus de soixante-dix opéras (de genres seria ou buffa)

     

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    Natalie Dessay. Une des plus grandes Lucia actuelles...

     

     

     


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