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    Ariadne auf Naxos ou l’équilibre des contraires

     

     Au fil des siècles, le genre opéra a essuyé, à juste titre, maintes critiques concernant la qualité pour le moins contestable de nombreux livrets. Il convient cependant de signaler quelques réussites exemplaires. En effet, l’art d’un auteur ou d’un compositeur ne suffisent pas en soi à donner naissance à un chef-d’œuvre lyrique. Le talent des deux artistes doit se fondre pour insuffler à la création une respiration unique, garante de l’efficacité dramaturgique. Parmi les « couples » célèbres de l’histoire de l’opéra, figurent les noms de Lully et Quinault, Mozart et Da Ponte, Verdi et Boito, Debussy et Maeterlinck sans oublier Strauss et Hofmannsthal. C’est à ces deux dernières immenses personnalités que nous devons Ariadne auf Naxos.

     

    Le poète et le musicien s’étaient rencontrés en 1900. Hofmannsthal avait vingt-six ans. De par la réussite de son Conte de la 672e nuit et l’extraordinaire qualité de sa production poétique publiée notamment dans les Feuilles pour l’art (revue à laquelle collaborait Stefan George), l’écrivain savourait une gloire littéraire, certes précoce, mais unanimement louée. En 1902, s’éloignant de la poésie et doutant du pouvoir du langage à traduire l’idée, Hofmannsthal décida de se consacrer au théâtre. Le rapprochement avec l’opéra devenait envisageable.

    Grâce à ses poèmes symphoniques, Strauss (1) goûtait lui aussi, à cette époque, aux fruits de la célébrité : Tod und Verklärung (Mort et Transfiguration, 1889), Till Eulenspiegel (Till l’Espiègle, 1895), Also sprach Zarathoustra (Ainsi parlait Zarathoustra, 1896), Don Quixote (1897), Ein Heldenleben (Une vie de héros, 1898) faisaient de lui un compositeur respecté. Pourtant, l’homme demeurait blessé par l’échec essuyé en mai 1894 avec Gutram, son premier opéra. Ainsi s’était-il engagé à abandonner à jamais le théâtre lyrique. Mais sa passion des voix en décida autrement. En 1901, le succès de Feuersnot (Les Feux de la Saint-Jean) le poussa à se lancer dans un projet plus ambitieux : Salome, dont il rédigea le livret (d’après Oscar Wilde) et la partition. Le triomphe de la création en 1906 le réconcilia définitivement avec l’opéra et rendit possible toute quête de nouveau livret.

    Le premier chef-d’œuvre du duo Strauss-Hofmannsthal, d’une incroyable intensité, violent et sombre — Elektra — vit donc le jour en 1909, inaugurant une admirable série. Au caractère oppressant de la fresque antique succédaient, deux ans plus tard, la douceur et la nostalgie du Rosenkavalier (Le Chevalier à la rose). Die Frau ohne schatten (La Femme sans ombre, 1919) et Die ägyptische Helena (Hélène l’Egyptienne, 1928) clôtureront cette collaboration artistique hors du commun au cœur de laquelle s’impose leur plus spirituelle réussite : Ariadne auf Naxos.

     

    La genèse de l’œuvre fut on ne peut plus singulière. Ariadne auf Naxos devait originellement n’être qu’un bref opéra visant à remercier Max Reinhardt pour sa mise en scène du Rosenkavalier à Dresde. Destiné à accompagner Le Bourgeois gentilhomme de Molière adapté par Hofmannsthal et réglé par le même Reinhardt, l’opéra s’imposait en remplacement de la fameuse « Cérémonie Turque »  dont l’humour — saturé de jeux de langages — s’avérait intraduisible. Cédant à la demande de l’écrivain, Strauss accepta de composer en plus quelques magnifiques pages de musique instrumentale afin d’illustrer musicalement l’ensemble de la pièce (2).

    Créé en octobre 1912, l’ouvrage de forme hybride — mi-pièce de théâtre, mi-opéra — dérouta le public : « Cette charmante idée (…) n’avait pratiquement pas été expérimentée ; pour le dire de façon très banale : le public qui va au théâtre ne veut pas entendre un opéra et vice-versa. On n’avait aucune intelligence culturelle pour ce bel hermaphrodite » (3) concèdera plus tard le compositeur. Mais l’échec de 1912 relevait également de circonstances non artistiques qui avaient mis à rude épreuve la patience des spectateurs : « Lors de la création à Stuttgart, après deux entractes de cinquante minutes chacun, dont la faute revenait exclusivement à l’audience accordée par le roi, le public a dû patienter trois heures avant de pouvoir entendre l’opéra fébrilement attendu du “compositeur d’opéras” Strauss et a pris son impatience pour de l’ennui causé par la comédie Molière-Hofmannsthal » écrivit amèrement le musicien à son librettiste le 15 décembre 1913 (4). De plus, réunir une troupe de théâtre et une troupe d’opéra pour représenter une telle œuvre engendrait inévitablement de multiples problèmes, en particulier financiers. Et Strauss finit par en tirer la leçon suivante : « [...] Hofmannsthal et moi nous vîmes dans l’obligation [...] de porter un grand coup en prononçant le divorce entre Molière et Hofmannsthal-Strauss » (5).

    Le bref opéra Ariadne auf Naxos se vit alors complété d’un prologue dans lequel disparaissaient quasiment toute référence directe à l’auteur du Bourgeois ; l’opéra proprement dit n’évolua guère quant à lui, à l’exception de quelques coupures dans le rôle de Zerbinette et d’une nouvelle rédaction de la scène finale.

    C’est dans cette forme définitive (prologue puis opéra) qu’il est le plus souvent représenté aujourd’hui.

     

    En dépit (ou à cause ?) des multiples avatars de sa création, l’œuvre dégage, de la première à la dernière mesure, une maturité de réflexion — tant musicale que dramaturgique — hors du commun.

    S’éloignant de la forme qui avait fait le succès des Salome, Elektra ou Der Rosenkavalier, Strauss revient ici à l’opéra « à numéros » cher au siècle des Lumières. De véritables airs — de natures lyrique et héroïque ou, à l’inverse, comiques et légers — émergent de la partition, délicatement ponctués de récitatifs secs ou accompagnés. C’est bien à Mozart ou Haydn que l’on songe, cela d’autant que l’effectif orchestral est volontairement restreint à trente-cinq musiciens. L’écriture musicale toute entière (des courbes des lignes vocales au choix des couleurs orchestrales) fait renaître l’élégance mélodique, les subtilités harmoniques et les tourbillons de la virtuosité propres au XVIIIe siècle, créant — à l’image de ce que réalisera Stravinski en 1951 avec The Rake’s Progress (6) — un pastiche respectueux de l’art des grands Classiques. Comment ne pas saluer en effet la savante « individualisation » des instruments de l’orchestre répondant aux caractères contrastés des divers personnages (buffa et seria) ? Comment ne pas céder au vertige de l’extraordinaire acrobatie vocale que représente le fameux air de Zerbinette dans la deuxième partie de l’œuvre, air sonnant comme une habile réhabilitation des airs de bravoure jadis fort goûtés (et en contraste total avec le sombre monologue d’Ariane)… ?

     

    Mais Ariadne auf Naxos se révèle plus passionnant encore. L’ouvrage explore, à divers degrés, le thème envoûtant du « théâtre dans le théâtre » ou plus exactement de « l’opéra dans l’opéra » : l’intrigue ne traite-t-elle pas en effet de la création même de deux œuvres (qui plus est, d’un esprit différent) ?

    Par un savant jeu de miroirs, sont mis en scène parallèlement le petit monde du théâtre lyrique et les affres du processus de création.

    Ainsi les portraits de chaque personnage (le Compositeur, la Prima donna, un Perruquier…) évoquent-ils, au détour d’une réplique souvent humoristique, le caractère authentiquement vécu ou ressenti des scènes brossées. De fait, Strauss et Hofmannsthal n’hésitent pas à caricaturer l’ « hystérie » et la vanité des artistes (Le Maître de musique à Ariane, Prologue  : « Ariane est le mot de ralliement ; vous êtes Ariane ; demain personne ne saura même plus que l’on aura donné ici autre chose qu’Ariane ») ; le caractère artificiel et dérisoire de l’opéra (ainsi voit-on le grand Bacchus dans la personne d’un ténor chauve affairé à apprivoiser sa perruque) ; le pouvoir despotique du commanditaire de l’œuvre (en réalité l’argent) qui demeure — avant les créateurs — le maître de la représentation (l’angoisse du Viennois relative à l’ennui que pourrait procurer à ses invités le seul ouvrage seria de la soirée, son empressement à imposer la comédie et son iconoclaste projet de fusion des deux genres, soulignent l’abîme qui sépare la bourgeoisie enflée de prétentions culturelles et l’authentique exigence du créateur) ; l’intransigeance du Compositeur (7) sur l’intégrité de son art et son opposition à toute compromission. Il y a, dans ce dernier aspect, une bonne dose d’autodérision chez les auteurs concentrant, dans les pensées du personnage, les limites de leur art respectif : «  Pour chacun des deux créateurs, il s’agit, à travers ce Prologue, d’exorciser ses propres impuissances à “écrire en musique” pour le poète, impuissance à écrire de la musique pure, sans préconçu textuel ou conceptuel pour le musicien » affirme très justement Olivier Rouvière (8).

     

    Au-delà de l’humour plus ou moins caustique dispensé à l’encontre du monde qui les entoure autant qu’envers eux-même, Strauss et Hofmannsthal relancent en outre, dans Ariadne auf Naxos, le débat des mérites respectifs des genres seria et buffa.

    L’intrigue ne démontre-t-elle pas que lorsque ceux-ci sont contraints à se fondre, ils atteignent au chef-d’œuvre (cette constatation réhabilitant par là même le pouvoir du commanditaire, artisan indirect de cette fusion)… Mais l’antagonisme seria / buffa cache, plus sûrement encore, une opposition à la fois philosophique et esthétique entre l’éternel (symbolisé par l’amour unique d’Ariane) et l’éphémère (incarné par la volage Zerbinette), opposition qui rejoint celles séparant l’essentiel de l’accessoire, l’idéal du concret… ; la genèse chaotique d’Ariadne auf Naxos résonnant comme un lumineux éclairage de ce contraste flagrant perceptible entre le projet (conçu par les auteurs en 1911) et la réalisation finale (achevée en 1916). Avec une délectation non dissimulée, Strauss et Hofmannsthal usent de toute leur palette musicale et poétique pour souligner l’intensité des antagonismes tout en refusant de « choisir leur camp ».


    Ainsi, au fil des notes et des mots, de multiples portes s’ouvrent, de nombreuses questions sont posées, et c’est précisément la grandeur des auteurs de n’y avoir pas définitivement répondu, trop conscients du mystère profond des processus de création et de l’alchimie complexe qui mène à la production d’un chef-d’œuvre.

    La non réponse artistique et esthétique que constitue, en apparence, Ariadne auf Naxos pourrait bien signifier qu’un chef-d’œuvre n’existe qu’en présence d’équilibres conjugués.

    L’argent seul maître d’œuvre est facteur de vulgarité, le compositeur (dans lequel on reconnaît aussi bien la figure du musicien que celle du poète) seul ne saurait qu’accoucher d’un objet déconnecté de contingences matérielles auxquelles l’homme ne peut se soustraire, en outre,  la tragédie sans légèreté s’avère aussi stérile que la comédie sans profondeur…

    L’équilibre donc, source de beauté. Aussi l’opéra résonne-t-il comme un hymne à l’échange, aux harmonieux mariages de tragédie et de comédie, de texte et de musique, d’impératifs artistiques et économiques, de souffle de vie et de conscience de la mort (9), de passé et d’avenir… Equilibre des contraires.

    L’instant d’amour, au demeurant inimaginable, qui naît entre le Compositeur et Zerbinette n’en est que la plus éclatante parabole :

    Zerbinette :

    Je fais semblant d’être gaie et pourtant je suis triste,

     je semble aimer la compagnie et pourtant je suis si seule.

    Le Compositeur :

    (Naïvement enchanté)

    Douce et mystérieuse fille !

    Zerbinette :

    Sotte fille, devrais-tu dire, qui se prend si souvent à soupirer

     après celui à qui elle pourrait être fidèle, fidèle jusqu’à la mort.

    Le Compositeur :

    Qui oserait être celui après lequel tu soupires !

     Tu es comme moi — les choses terrestres n’existent pas pour ton âme.

    Zerbinette :

    (Vite, tendrement)

    Tu exprimes ce que je ressens. Il faut que je parte.

     Oublieras-tu tout de suite ce moment unique ?

    Le Compositeur :

    (Ravi, exalté)

     Oublie-t-on jamais un tel moment ?

     

    Créé au Hofoper de Vienne le 4 octobre 1916 avec Lotte Lehmann (Le Compositeur) dans son premier grand rôle, Ariadne auf Naxos n’a pas quitté l’affiche depuis et demeure un chef-d’œuvre absolu du répertoire lyrique.

     

    __________________________________

    1 – Richard Strauss naquit  à Munich en 1864. Il s’éteignit à Garmisch-Partenkirchen en 1949.

    2 – En 1918-1919, Strauss tira de cette pièce instrumentale une remarquable Suite d’orchestre (Opus 60).

    3 – Strauss, Richard, Anecdotes et souvenirs, Traduction P. Meylan et J. Schneider, Editions du Cervin, 1951.

    4 – Notons que la passionnante correspondance Strauss-Hofmannsthal (1900-1929) a été publiée chez Fayard dans une traduction de Bernard Banoun en 1992.

    5 – Strauss, Richard, Anecdotes et souvenirs, Traduction P. Meylan et J. Schneider, Editions du Cervin, 1951.

    6 – Le rapprochement s’entend évidemment musicalement ; le livret du Rake’s Progress (La Carrière du libertin) n’ayant pas grand chose à voir avec celui d’Ariadne auf Naxos.

    7 – Le personnage du compositeur — représentant les aspirations pures du créateur — symbolise autant le poète que le musicien.

    8 – Rouvière, Olivier, « Quelques fils pour Ariane », Programme d’Ariane à Naxos, Opéra National de Paris, novembre 2003.

    9 – Le souffle de vie est incontestablement porté par Zerbinette ; Ariane, elle, symbolisant l’aspiration à  la mort.

     

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    Natalie Dessay. Hallucinante dans le suraigu !!!




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