• A propos de L'Italienne à Alger

     

    Accueil

     

    L’Italiana in Algeri, ou la divine recette comique du maestro Rossini

     

    Sérail, harem, esclaves... Toute la magie de l’univers oriental opère dans L’Italiana in Algeri. A bien y réfléchir, ce décor ne diffère cependant guère de celui des Pèlerins de La Mecque, de L’Incontro improvviso ou de L’Enlèvement au sérail1 dont l’intrigue se déroule loin d’Alger la Blanche, en Egypte ou en Turquie.

    Gluck, Haydn, Mozart et Rossini seraient-ils victimes de violents troubles de la géographie ?

    En réalité, tous s’inscrivent dans cette singulière vague orientaliste qui s’abat sur l’Europe musicale au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, laquelle se soucie aussi peu des limites frontalières que des vérités historiques. Le théâtre seul compte. Et le décor y a son importance. Au-delà d’une simple fonction destinée à assouvir l’appétit exotique du public, l’orientalisme offre mille possibilités dramaturgiques et, dans le registre buffa, permet d’user du choc des cultures et des civilisations prompt à faire jaillir les situations comiques les plus délectables.

    L’Italiana in Algeri réserve, dans ce registre, des moments inoubliables, cela d’autant que leur efficacité théâtrale se trouve décuplée par la musique effervescente de Rossini qui, du haut de ses vingt-et-un ans, n’en est pas à sa première composition...

     

    Issu2 d’une famille de musiciens — son père pratiquait la trompette et le cor, et sa mère, le chant — Gioachino avait suivi brillamment les cours du padre Angelo Tesei puis ceux de l’abbé Stanislas Mattei à Bologne et, à dix-huit ans, présentait sur la scène du Teatro San Moisè de Venise son premier opera buffa, La Cambiale di matrimonio. On y traitait d’une promesse de mariage avancée par un père peu scrupuleux ayant promis sa fille à l’exotique Canadien Slook souhaitant ardemment convoler avec une « épouse robuste dont il n’ait pas à changer souvent » ; et le public ne gratifia cet ouvrage que d’un honnête succès d’estime. Si son opéra suivant, L’Equivoco stravagante (Bologne, 1811), ne démérita pas, c’est cependant sa spirituelle farsa intitulée L’Inganno felice créée à Venise en 1812 — où l’héroïne Isabella, laissée pour morte, se vengeait énergiquement de ses bourreaux — qui s’imposa comme sa première partition d’envergure. En cette même année, dans une intense prodigalité, il donna successivement naissance au drame sacré Ciro in Babilonia (Ferrare), à la farsa comica La Scala di seta (Venise), au melodramma giocoso La Pietra del paragone (Milan) et à la burletta en un acte L’Occasione fa il ladro. La verve comique du compositeur franchit un cap supplémentaire en janvier 1813 avec Il Signor Bruschino (ou I due Bruschini). Laissons Lionel Dauriac en commenter les raisons : « Rossini avait deux impresarii à satisfaire, tous deux Vénitiens, celui du théâtre San Moisè, qui lui demandait un opéra bouffe, celui de La Fenice, qui lui offrait un livret de grand opéra. Jalousie entre les deux rivaux. Le premier se fâche et promet au compositeur le plus détestable des livrets. Rossini le prend au mot, et, pour lui prouver que le livret est en effet détestable, il y traduit tout à contre sens. Dans l’ouverture, les violons frappent du bois de leur archet le métal du pupitre. Dans la pièce, c’est pis encore : à l’endroit le plus comique l’orchestre joue une marche funèbre. Et c’est ainsi du commencement à la fin des Due Bruschini. Ils n’eurent d’ailleurs qu’une représentation. Les Vénitiens avaient trouvé la plaisanterie d’assez mauvais goût et avaient sifflé » 3. En réalité, le public — en proie à de vieux réflexes quelque peu rigides — n’était pas encore prêt à accepter l’audace musicale du maître. Il fut en revanche beaucoup plus clément — et même enthousiaste — en février 1813 à La Fenice de Venise pour la présentation de Tancredi qui n’offensait en rien les canons de l’opera seria (le dénouement heureux de l’intrigue entretenait la tradition du lieto fine en vigueur depuis Aristote). L’admirable écriture de Rossini, empreinte de grandeur et d’émotion, avait atteint le sublime dans le fameux air du premier acte « Di tanti palpiti » 4. Bellini allait d’ailleurs s’en souvenir. A lui seul, Tancredi accrut de manière considérable la renommée de Rossini, désormais réclamé par les plus prestigieux théâtres italiens.

     

    C’est, en quelque sorte, un appel au secours de l’impresario du Teatro San Benedetto de Venise qui fut à l’origine de la commande de L’Italiana in Algeri : ayant programmé pour le mois d’avril 1813 un ouvrage du compositeur Carlo Coccia, le pauvre homme fut désemparé lorsqu’il appris que l’œuvre ne pourrait être représentée. Après avoir trouvé à la hâte une solution de fortune en proposant un acte du divertissant Ser Marcantonio de Pietro Generali, il fallait impérativement envisager une création. Aussi se tourna-t-il vers le bon Rossini, chargé d’écrire en moins d’un mois (de dix-huit à vingt-sept jours selon les biographes) un opéra nouveau.

    Dans ces conditions, il était exclu de songer à la rédaction d’un livret original. Aussi se rabattrait-on sur celui que le talentueux Angelo Anelli avait écrit quelques années plus tôt et qui avait servi en 1808 au compositeur napolitain Luigi Mosca : L’Italiana in Algeri. Gaetano Rossi, le librettiste de Tancredi, se chargea probablement de l’adaptation en suivant les consignes de Rossini, bien décidé à laisser s’épanouir sans entrave son « sens » du théâtre. Et le texte d’Anelli subit quelques modifications, rares certes, mais explicites : importance accrue donnée au rôle d’Isabella (la cavatine qu’Anelli avait réservée à Taddeo avant l’entrée en scène de l’héroïne fut supprimée, et cela pour accentuer l’effet provoqué par cette arrivée ; de plus, Rossini ajouta à son cher personnage féminin un air considérable au deuxième acte) et « invention » de moments de pure frénésie musicale (Stretta du finale de l’Acte I, Quintette « Ti presento di mia man » de l’Acte II).

    Rossini se lança alors dans un travail acharné qui allait traduire à merveille l'irrésistible dimension comique de son génie. Celle-ci devait se résumer en quelques « lois » magistralement exploitées.

    Premièrement, rendre la musique légère et « équilibrée ». En d'autres termes, la partition devait « respirer » sans cesse au rythme de l’évolution dramatique en usant de toutes les ressources rythmiques et harmoniques. Il était inconcevable qu’un effet gratuit vint souligner grossièrement telle ou telle situation ; ainsi aucune idée musicale ne versait jamais dans la vulgarité. De plus, en vue d'obtenir un « équilibre » salutaire, il convenait de traiter avec un égal respect instruments et voix. De fait, les longues heures jadis passées par Rossini à étudier Haydn et Mozart l’avaient convaincu de ne pas négliger l’orchestre (habitude pourtant largement répandue chez ses contemporains). Avec ces quelques observations, la partition gagnait en homogénéité et évitait les redoutables écueils que sont ces temps morts situés entre deux arias ou ces passages habillés d'une musique uniquement instrumentale.

    Deuxièmement, se moquer de tout. Rossini excellait dans la caricature et son Italiana le démontrait à maintes reprises. Rien ni personne n'échappait à ses flèches assassines distribuées sous le masque de l'humour. Le pouvoir était ainsi ridiculisé sans retenue dans la personne du naïf bey Mustafà. La gent masculine se trouvait allègrement brocardée, tantôt avec les bassesses du trio d'amants misérables — Mustafà, Taddeo et Lindoro —, tantôt avec la servilité stupide des eunuques. En effet, Mustafà ne tombait-il pas lourdement dans le piège d'Isabella culminant dans l’intronisation grotesque du bey dans l'ordre des « Pappataci » ? Taddeo n'exposait-il pas largement son manque de courage en tremblant du début à la fin de l'ouvrage de peur d'être empalé ? Lindoro, quant à lui, ne semblait guère plus vaillant : n'avait-il pas été incapable de s'échapper seul des geôles du bey ? Les eunuques, enfin, ne scandaient-ils pas aveuglément des slogans qui allaient être radicalement démentis (Acte I : « Les femmes ne viennent au monde que pour servir ») et n’étaient-ils pas trop empressés à louer quelque grandeur improbable ? (celle de Taddeo, par exemple, devenu, à l’Acte II, Grand Kaïmakan : « Vive le Grand Kaïmakan, protecteur des Musulmans / Avec la force du lion et l’œil du serpent ».

    Troisièmement, user et abuser du « décalage ». Tant dramaturgiquement que musicalement, Rossini aimait à cultiver les situations « décalées ». Le choc des cultures (occidentale et orientale) offrait maintes situations cocasses que le compositeur exploita à diverses reprises, notamment en 1814 avec Il Turco in Italia. L'intrigue de L’Italiana in Algeri était d'ailleurs elle-même basée sur un décalage culturel (aucune de ses multiples femmes ne convenait plus à Mustafà, aussi le bey songea-t-il à se distraire avec quelque Italienne dont la réputation envoûtante n'était plus à faire). De plus, au fil du développement dramatique, Rossini aimait emmener son public là où il ne s'y attendait pas. Ainsi, quiproquos, entrées incongrues, atmosphère loufoque, renversement de situation… faisaient figure de constantes dans son œuvre bouffe. Musicalement, le « décalage » était bien sûr exploité à fond. Si le maestro affectionnait tout particulièrement l'illustration d'une scène manifestement gaie par une mélodie lugubre — ou l’inverse —, il se délectait également à rendre l’évolution musicale imprévisible : tel aria d'une explosive bouffonnerie (Acte II, Trio n°14 de L’Italiana par exemple) pouvait, tout à coup, laisser transparaître une émotion profonde (Lindoro et Taddeo : « Se mai torno a’miei paesi. Anche questa è da contar » / « Si jamais je rentre au pays. En voilà une de plus à raconter ») ; tel duo langoureux pouvait, quant à lui, en un instant, "dévisser" et prendre l'aspect d'une joute musicale hystérique ! Le décalage valait aussi dans la manière dont le compositeur envisageait le genre buffa. Rossini s'écartait en effet de la tradition et remettait en cause la division stricte des couples sérieux et bouffons, chacun empiétant, au bon vouloir du maestro, sur les territoires de l'autre, d'où une peinture plus profonde et complexe des divers personnages.

    Quatrièmement, utiliser les onomatopées. Une des géniales ficelles de Rossini fut d'accentuer l’effet comique d'une scène en poussant ses personnages à prononcer l’imprononçable, l'improbable ou l'incompréhensible. Ainsi retrouva-t-on dans l’effervescent finale de l’Acte I de L’Italiana, Elvira, Isabella, Zulma, Lindoro, Taddeo et Mustafà lancer alternativement d’hilarants « Ding ding, tac tac, crôa crôa, boum boum ».

    Cinquièmement, organiser des crescendi irrésistibles. Là, se situait l'un des points fondamentaux de l’art rossinien. De multiples crescendi — plus inspirés les uns que les autres — hantaient les ouvrages bouffe du maître, et ce pour le plus grand bonheur des auditeurs. A n'en pas douter, la stretta du finale de l'Acte I de L'Italiana in Algeri figurait parmi les chefs-d’œuvre du genre.

     

    Tous ces ingrédients participent de cette « folie organisée » selon le mot cher à Stendhal, et entraînent le théâtre de Rossini vers les rivages novateurs d'un humour surréaliste et abstrait qu'un autre siècle saura exploiter.

     

    D'aucun ont vu dans L'Italiana in Algeri, au-delà de la dimension comique, un plaidoyer pour l'émancipation de la femme et — bien avant Verdi — un appel à l'unité Italienne. Derrière le caractère volcanique, la volonté, le courage et l'intelligence de l'héroïne — Isabella —, il n'est pas exagéré de lire en effet une certaine idée, noble et libre, de la femme (elle qui, comme l'annonce le dernier vers de l'œuvre, « quand elle le veut, se joue de tout le monde »). Isabella dégage également un véritable charisme patriotique qui emmène l'opéra sur un terrain politique (Acte II, scène 11). « Pense à notre patrie, lance-t-elle à Lindoro, et avec témérité / accomplis ton devoir : / vois, dans toute l’Italie, refleurir des exemples / de courage et d'audace » . Ces mots enflammés (auxquels répondent les « C'est dans l'épreuve que l'on verra  / Le courage des Italiens » du chœur (malicieusement parés d'un thème évoquant La Marseillaise) n'ont rien à envier au célèbre « Amour sacré de la patrie » de La Muette de Portici 5 qui avait servi de détonateur à la Révolution belge.

     

    Créée par la basse Filippo Galli (Mustafà), le ténor Serafmo Gentili (Lindoro), le baryton Paolo Rosich (Taddeo) et la bouillonnante contralto Maria Marcolini (Isabella), L’Italiana in Algeri remporta un immense succès lors de la première représentation au Teatro San Benedetto de Venise le 22 mai 1813. Avec Il Turco in Italia (1814), Il Barbiere di Siviglia (1816), La Gazza ladra (1817), l'œuvre figure parmi les plus grands chefs-d'œuvre de Rossini dans le registre bouffe. Seuls, au XIXe siècle, Donizetti et Offenbach offriront au public de pareils bijoux comiques.

    Le siècle romantique, « gai comme une phtisie et dépressif comme une soupente » 6 en avait bien besoin !

     

    ___________________

    1 – Les Pèlerins de La Mecque (ou La Rencontre imprévue), opéra-comique en trois actes de Gluck, livret de Dancourt d’après Lesage et d’Orneval, créé au Burgtheater de Vienne le 7 janvier 1764. L’Incontro improvviso, dramma giocoso en trois actes de Haydn, livret de Friberth, créé le 29 août 1775 au château d’Eszterháza. L’Enlèvement au sérail (Die Entführung aus dem Serail), singspiel en trois actes de Mozart, livret de Bretzner adapté par Stephanie le jeune, créé au Burgtheater de Vienne le 16 juillet 1782.

    2 - Gioachino (Antonio) Rossini est né à Pesaro le 29 février 1792.

    3 - Dauriac, Lionel, Rossini, Les Musiciens célèbres, Paris, H. Laurens Editeurs, sd.

    4 - Selon la légende, cet air fut surnommé l’« Aria de rizzi », Rossini l’ayant, croit-on, composé à son auberge pendant que cuisait son riz. Notons que le 6 février 1813, lors de la création de Tancredi, la célèbre contralto Adelaïde Malanotte, titulaire du rôle-titre, refusa d’interpréter ce morceau de choix.

    5 - La Muette de Portici, opéra en cinq actes d’Auber, livret de Scribe et Delavigne, créé à l’Opéra de Paris le 29 février 1829. La représentation de l’œuvre à Bruxelles le 25 août 1830, donna le signal de la Révolution belge.

    6 - Reynaert,  François. "De Mozart à Tex Avery", L'Italiana in Algeri, Paris, Programme de l’Opéra National de Paris, avril 1998.

     

    VIDEO

    Toute la verve de Rossini dans cet extrait de L'Italienne capté à Aix-en-Provence avec l'Isabella de Christianne Stotjin, le Lindoro de Maxim Mironov et le Mustafa de Marco Vinco...



    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :