• A propos de Mireille

     

    Opéras italiens

     

    « C'est un raisin de la Crau... »

     

    "Son poème, c'est lui, c'est son pays, c'est la Provence aride et rocheuse, c'est le Rhône jaune, c'est la Durance bleue, c'est cette pleine basse, moitié cailloux, moitié fange, qui surmonte à peine de quelques pouces de glaise et de quelques arbres aquatiques les sept embouchures marécageuses par lesquelles le Rhône, frère du Danube, serpente, trouble et silencieux, vers la mer comme un reptile dont les écailles se sont recouvertes de boue en traversant un marais ; c'est son soleil d'une splendeur d'étain calcinant les herbes de Camargue ; ce sont ces grands troupeaux de chevaux sauvages et de boeufs maigres, dont les têtes curieuses apparaissent au-dessus des roseaux du fleuve, et dont les mugissements et les hennissements de chaleur interrompent, seuls, les mornes silences d'été." (1)

     

    Ces quelques mots de Lamartine évoquant Mistral suffisent à planter le décor de Mireille. Un décor somme toute tout à fait exotique pour le public lyrique de l'époque.

    Situer l'intrigue de son nouvel opéra au cœur de la Provence était, certes, un pari pour Gounod, mais un pari qui semblait raisonnable.  Il n'était pas exagéré de penser, en effet, que les Parisiens allaient goûter l'exotisme du Midi comme ils goûtaient depuis de nombreuses années celui de contrées plus lointaines (l'Espagne avec Le Barbier de Séville de Rossini ou Le Toréador d'Adam, l'Amérique avec La Perle du Brésil de Félicien David, l'Inde (et Ceylan) avec Les Pêcheurs de perles de Bizet ou Lalla-Roukh du même David...).

    En réalité, malgré la très célèbre Caroline Miolan-Carvalho dans le rôle-titre et le librettiste à succès qu’était Michel Carré, il n'en fut rien. Si, en cette soirée de première, le 19 mars 1864, le chœur des magnanarelles fut plutôt bien accueilli, le climat s'assombrit au deuxième acte et se dégrada plus encore lors de l'épisode du désert de la Crau qu'une mise en scène inadaptée rendit grotesque. L'échec fut retentissant. Le choc était brutal mais l'homme allait s'en relever.

     

    N'avait-il pas, depuis sa plus tendre enfance, affronté des souffrances et des moments de doute bien plus rudes ?

    Gounod était né le 17 juin 1818 à Paris et ses jeunes années ne furent pas particulièrement favorables. Au contraire, les événements se conjuguaient malgré lui pour favoriser l’éclosion de l’incertitude, du doute, de la dualité qui allaient habiter sa personnalité — et que d'aucuns interprétaient comme un manque total de caractère —  dualité ainsi résumée par son ami Saint-Saëns :

    Il y a deux natures dans la personne artistique de Gounod : la nature chrétienne et la nature païenne, l’élève du séminaire et le pensionnaire de l’Ecole de Rome, l’apôtre et l’aède (2)”.

    Gounod perdit son père alors qu’il n’avait pas cinq ans ; l’enfant fut donc élevé, choyé, dorloté, couvé (c’était le plus jeune des deux fils) par une mère qu’il adorait. Elle était musicienne, il serait donc musicien... Embrasser une carrière artistique — inconcevable sans engagement passionné — semblait augurer des prises de positions tranchées, des choix arrêtés, l’affirmation d’une véritable indépendance... Hélas, sa formation musicale, n’arrangea rien. Elle fut tellement multiple qu’aucun de ses maîtres n’eut suffisamment d’influence pour  provoquer l’adoration de l’élève ou, à l’inverse, le rejet le plus vif (éléments qui eussent été salutaires à la construction entière et déterminée de sa personnalité artistique). Soucieuse de l’avenir de son protégé, sa mère sollicita l’avis du célèbre Antoine Reicha, professeur de composition au Conservatoire, apôtre de l’école allemande, qui fut interrogé sur les dispositions du gamin. L’adolescent fut alors mis à l’épreuve par le Maître contraint de constater, au bout de quelques temps, que Gounod était bien fait pour une carrière musicale. Et sa mère accepta. Après la réussite de son baccalauréat et persuadé que l’obtention du Prix de Rome représentait “une question de vie ou de mort pour son avenir”, Gounod décida de parfaire sa formation. Reicha étant mort, Cherubini, le directeur du Conservatoire, lui conseilla de suivre les cours de contrepoint dispensés par Halévy, apôtre, quant à lui, de l’école italienne. Parallèlement à cette formation italianisante, il écoutait également les conseils de composition de Berton, grand admirateur de Mozart — qui aurait pu prolonger le travail de Reicha — mais Berton disparu à son tour et le jeune Gounod fut contraint d’assister aux leçons de Lesueur l’auteur d’une des partitions les plus appréciées de Napoléon : Ossian ou Les Bardes. Au bout de dix mois, à peine familiarisé avec le style de son nouveau maître, il dût s’adapter à son remplaçant : Paër...

    Armé de cet enseignement pour le moins hétéroclite, Gounod tenta à trois reprises le Prix de Rome. La troisième (1839) fut la bonne et sa cantate Fernand, emporta les suffrages des juges. Comme on pouvait s’y attendre, elle ne laissait apparaître aucune personnalité véritable et se présentait comme un parfait travail scolaire, tout à fait en adéquation, d’ailleurs, avec la philosophie de l’épreuve (3).

    Le contact avec Rome fut d’emblée assez froid. Mais rapidement son approche évolua. Les excellents rapports que le jeune compositeur entretenait avec le directeur de la Villa Médicis — Ingres — allaient lui apprendre à observer et à mesurer l’extrême richesse de l’héritage antique. De plus, ce séjour transalpin se vit ponctué de fertiles découvertes.

    Déçu par la pauvreté de la vie musicale des théâtres romains — où les mises en scène grotesques d’opéras de Donizetti ou Mercadante faisaient naître, semble-t-il, “le souvenir de Guignol” —, Gounod se réfugiait fréquemment à la Chapelle Sixtine pour écouter religieusement les œuvres de Palestrina qu’il aimait comparer aux fresques de Michel-Ange. Déjà sensible à la musique religieuse — avant son départ pour Rome, Gounod avait fait exécuter, en l’Eglise Saint-Eustache, une messe pour grand orchestre, commandée à l’occasion de la Sainte-Cécile —, il était mûr à présent pour tomber amoureux de quelque tirade mystique pour peu qu’elle fut scandée par un orateur charismatique. Et, en effet, à Rome, Gounod ne tarda pas à faire la rencontre d’un homme qui eut sur lui une influence majeure : le catholique libéral Henri Lacordaire. Celui-ci venait d’achever son noviciat chez les Dominicains. L’ascendant du militant sur Gounod fut si forte que ce dernier entra bientôt dans une association d’artistes dirigée par Lacordaire : la confrérie de Saint-Jean l’Evangéliste.

    L’attirance de la religion et la culture classique semblaient alors refléter la sensibilité de l’artiste. Gounod, cependant, éprouvait un immense plaisir teinté d’émotion à lire Lamartine et à troquer, le temps de quelques larmes, le classicisme brillant pour les déchirements romantiques. De même, ses fréquentations répétées d’Ingres, Lacordaire ou Palestrina étaient contre-balançées par ses rencontres avec la délicieuse Fanny Hensel, sœur de Félix Mendelssohn, excellente pianiste et compositrice cultivée, qui illuminait les soirées dominicales de l’Académie exécutant, avec un talent rare, les œuvres de son frère et celles des grands maîtres de l’école allemande — notamment Beethoven — qui rendaient Gounod fou d’enthousiasme.

    Notre compositeur dût finalement se résoudre à quitter l’Italie pour Vienne où, selon les obligations imposées par l’Institut, lui serait remis le premier semestre de sa troisième année de pension. Quitter Rome, le cœur du catholicisme et du classicisme, fut pour lui une épreuve particulièrement pénible :

    Tant que la route le permit, mes yeux demeurèrent attachés sur la coupole de Saint-Pierre, ce sommet de Rome et ce centre du monde : puis les collines me la dérobèrent tout à fait. Je tombai dans une rêverie et je pleurait comme un enfant” (4).

    Son voyage à Vienne puis Leipzig fut d’une grande richesse musicale mais d’une piètre dimension théologique. Il convenait donc de combler ce retard dès son retour à Paris en 1843. Gounod accepta alors le poste d’organiste de l’Eglise des Missions Etrangères et suivit les cours de théologie au séminaire de Saint-Sulpice (1847), dont il avait même endossé l’habit ecclésiastique. L’ardeur de sa foi l’autorisait parfois à signer certaines études ou réflexions : « abbé Charles Gounod ».

    Alors que sa carrière dans les ordres semblait tracée, Gounod changea subitement d’orientation. Est-ce la Révolution de 1848 où quelque considération plus terrestre qui provoquèrent sa décision ? Nul ne sut vraiment. Il est probable que son salaire misérable et l’absence totale de reconnaissance de son art aient provoqué un sursaut d’orgueil et stimulé son ambition.

    Celle-ci répondait à une équation simple que Gounod aimait à se rappeler : pour être un compositeur célèbre et riche au milieu du XIXe siècle à Paris, il n’était qu’une voie royale, l’opéra. Aussi abandonna-t-il ses fonctions à l’Eglise des Missions étrangères pour se rapprocher d’un genre qu’il n’avait jusqu’alors guère fréquenté. Grâce à l’appui de Pauline Viardot, récente créatrice du personnage de Fidès dans Le Prophète de Meyerbeer, qui lui promit de tenir le rôle principal de son premier opéra, Gounod s’associa à Emile Augier et composa Sapho, créé sur la scène de l’Opéra le 16 avril 1851. Si l’atmosphère païenne dominante de l’ouvrage allait illustrer de nombreuses compositions futures, le musicien se voyait cycliquement attiré par des sujets d’inspiration plus mystique, comme en témoignent le célébrissime Faust, en 1859, et bien sûr Mireille.

     

    L’ouvrage de Mistral — Mirèio, 1859 —, ses paysages arides, le soleil de la Crau, les Saintes-Maries-de-la-mer... ranimaient en Gounod ces parfums jadis adorés dans la campagne romaine, lors du séjour à la Villa Médicis et le décidaient à illustrer de sa musique ce poème coloré. Après avoir accepté que son œuvre fut mise en musique, Mistral invita Gounod à venir le rejoindre dans le Sud, à Maillane.

    C’est donc enivré des odeurs de garrigue et de lavande, d’olive et de romarin, que le compositeur écrivit sa partition. Les splendeurs et le doux chant de la campagne provençale réveillaient cette ferveur religieuse dont il allait parer son opéra :

    on dirait que tout ce qu’il y a d’anges du Ciel et de jeunes âmes sur terre s’est changé en buissons fleuris pour souhaiter Dieu aux passants” (5) affirmait Gounod.

    Les jours heureux de la composition ne rendirent que plus cruelle la chute de l’ouvrage en cette sombre soirée de mars 1864, sur la scène du Théâtre-Lyrique.

    Outre les travers de la mise en scène précédemment évoqués ainsi que les multiples interventions de Mme Miolan-Carvalho pour que le compositeur lui “taillât” un rôle qui mit en valeur sa voix ; outre les mœurs d’un public malmené par la fin tragique de l’ouvrage et le comportement noble et digne d’une héroïne paysanne, l’échec de l’ouvrage tînt aussi au monde provençal exposé dans lequel les spectateurs ne surent pénétrer...

    En cette époque où l’Europe musicale déclinait ses identités au gré de la floraison d’écoles nationales, il était de bon ton de faire valoir sa différence, son originalité et sa supériorité.

    Cet engagement identitaire n’effleurait pas Gounod (alternativement traité de musicien germanophile ou italianisant) qui n’avait pas de combat artistique à mener, de position esthétique définitive à prendre. C’est précisément cette absence d’“intégrisme” militant qui lui permit de comprendre la Provence et, contrairement au public du Théâtre-Lyrique, de la ressentir.

     

    Perméable aux passions d’autrui mais aussi aux styles, aux influences diverses, Gounod s’imposa comme un formidable fédérateur des courants opposés de son temps et de sa propre personnalité.

    Carrefour de l’italianisme (arias de Mireille) et du Wagnérisme (évocation du Rhône à la manière du Rhin dans Das Rhingold), Mireille résonnait comme un drame partagé entre l’intensité de la foi céleste et la passion amoureuse terrestre. Ainsi, loin de n’être qu’un hymne à la gloire de Dieu — Acte V, Scène 4 : “Sainte ivresse ! Divine extase !” —, Mireille était aussi un hymne à l’amour, et à la liberté d’aimer, comme le soulignaient les sentiments purs et désintéressés que l’Arlésienne voua, jusqu’au sacrifice, au pauvre vannier Vincent (6).

     

    Terre de confluences musicales et spirituelles, Mireille était aussi et surtout hymne au Sud, à cette Europe de la Méditerranée — nostalgie de la campagne romaine autant que des promenades avec Mistral aux environs de Maillane —, réponse ensoleillée au Faust nordique de 1859.

    L’âme provençale était en effet présente dans chacun des personnages. Avec simplicité, chaleur, humilité authentiques (Ambroise, Vincent...) ou passion violente (Ourrias, Ramon, Mireille...).

    Derrière le tempérament de feu des héros, il fallait lire cette fierté antique enfouie quelque part dans la conscience de ces autochtones, héritiers du génie de Rome.

    Et aux racines antiques s’ajoutait cette passion chrétienne (omniprésence de l’image de la Vierge et de sa souffrance, lointains vestiges du grand Schisme qui, jadis, avait fait d’Avignon le havre du Pape) teintée de couleurs romantiques (surnaturel et sorcellerie au travers de l’apparition des Trèves ou du personnage de Taven)...

     

    Toute la Provence était là. Terre d’excès, de traditions, de contradictions et de passions, la vie s’y consumait sous les rayons ardents d’un soleil de plomb et sous le tempérament de braise de ses habitants libres et fiers.

    C’est ce souffle brûlant que transmettait Mireille. Celui qui toucha Gounod et qui habitait Mistral. Souffle puissant et profond présent tout entier dans ces mots que le poète provençal avait destinés à Lamartine :

     

    Je te consacre Mireille : c’est mon cœur et mon âme,

    C’est la fleur de mes années

    C’est un raisin de la Crau qu’avec toutes ses feuilles

    T’offre un paysan

    ______________________________

    1) Extrait de : Lamartine, Cours familier de littérature, Paris, 1859.

    2) Chanteur de la Grèce primitive et donc pré-chrétienne.

    3) Souvenons nous en effet que l’originalité de la cantate Herminie avait interdit à Berlioz — qui présentait l’épreuve pour la troisième fois — l’obtention du premier prix en 1828.

    4) Extrait de : Hillemacher, Gounod, Paris, Henri Laurens, s.d.

    5) Citation extraite de : Yon, Mireille ou la Provence rêvée par Gounod, Opéra de Bordeaux, 1997

    6) D’aucuns ont même cru distinguer dans Mireille, le symbole — bien terrestre celui-là — de la lutte des classes...

    5) S’il excelle dans le théâtre lyrique, c’est précisément parce que ce genre est lui aussi un carrefour, un savant mélange, parfois contradictoire, de texte et de musique, de conventions et de réalisme.

     

    VIDEO

    Inva Mula, récente Mireille à l'Opéra de Paris...



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