• A propos de Manon Lescaut

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    « C’est Manon Lescaut que vous voulez ? »

     

    « Il avait donc vingt-quatre ans quand, un beau jour, sa jeune maîtresse, inconstante et volage comme Manon, aussi jolie sans doute, lui dit en souriant : “Adieu, Je pars ! adieu, j’en aime un autre !” Il courba la tête sous ce cri inattendu, son cœur se brisa comme se brise toujours le cœur la première fois… Il revint avec ardeur à la vie paisible, à l’étude, aux vieux livres, à la prière, à la méditation. — D’amoureux défroqué, il se fit bénédictin, et encore un bénédictin de la vieille roche, c’est-à-dire un savant, un utile, un véritable bénédictin. »1

    Voici en quels termes Jules Janin décrivait un épisode singulier de la vie de l’abbé Prévost, situé quelques années avant que, depuis la Hollande, celui-ci donne naissance à son chef-d’œuvre Manon Lescaut. Issu du tome VII des Mémoires d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde, le fameux roman n’adopta le titre que nous lui connaissons aujourd’hui — L’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut — qu’en 1753, lors de l’édition définitive.

    Particulièrement sulfureux de par les vices arborés par son héroïne, l’ouvrage remporta un succès considérable et, du fait de l’intensité des sentiments exposés, marqua nettement la génération romantique. Car la passion y brûle. Et le parfum de vérité, d’aventure vécue qui s’en dégage, trahit le caractère partiellement autobiographique de l’intrigue.

     

    Lorsque Massenet s’emparait du sujet en 1881, il ne faisait pas véritablement œuvre d’originalité. De fait, pour ne citer que la France, divers compositeurs s’étaient déjà mesurés à l’héroïne : Halévy pour un ballet en trois actes en 1830, Balfe six ans plus tard pour un opéra, et surtout Auber pour un opéra-comique demeuré célèbre en 1856. La « rencontre » entre Massenet et Manon, d’ailleurs, était tant le fruit de la nécessité que celui du hasard, comme le raconta le compositeur lui-même dans ses Souvenirs :

    « Par un certain matin de l’automne 1881, j’étais assez agité, anxieux même, Carvalho, alors directeur de l’Opéra Comique, m’avait confié trois actes, la Phœbé d’Henri Meilhac. Je les avais lus, relus, rien ne m’avait séduit : je me heurtais contre le travail à faire ; j’en étais énervé, impatienté !

    Rempli d’une belle bravoure, je fus donc chez Meilhac […]. L’heureux auteur […] était dans sa bibliothèque, au milieu de ses livres rarissimes aux reliures merveilleuses […].

    “C’est terminé” ? me fit-il.” […]

    “Oui, c’est terminé ; nous n’en reparlerons plus jamais !” […]

    Ma perplexité était extrême, je voyais le vide, le néant autour de moi, le titre d’un ouvrage me frappa comme une révélation.

    Manon, m’écriai-je en montrant du doigt le livre à Meilhac.

    - Manon Lescaut, c’est Manon Lescaut que vous voulez ?

    - Non ! Manon, Manon tout court ; Manon c’est Manon »2.

     

    Et Henri Meilhac — accompagné du poète Philippe Gille — se mit immédiatement au travail. Un contrat leur fut proposé le 2 février 1882 par Georges Hartmann, l’éditeur de Massenet. Le compositeur, quant à lui, se lança dans la partition dès le mois de mai.

    L’été venu, Massenet aimait à rendre visite à Meilhac, dans sa résidence de villégiature — le pavillon Henri IV à Saint-Germain. Là, les deux hommes, rejoints à l’occasion par Gille, modifiaient, amendaient, réorientaient le livret. Les exigences du musicien étaient nombreuses (c’est d’ailleurs à lui seul que l’on doit l’acte de Transylvanie) mais l’atmosphère de travail demeurait calme et sereine. Un séjour dans la chambre jadis occupée par l’abbé Prévost à La Haye enrichit son inspiration et, le 19 octobre 1882, la partition de Manon était (quasi) achevée : « J’ai terminé Manon ce matin, à l’instant ! » notera le musicien. L’orchestration suivrait, occupant Massenet de mars à juillet.

     

    Restait à faire accepter l’œuvre au directeur de l’Opéra Comique afin qu’elle puisse être tôt représentée. Aussi, rendez-vous fut pris auprès de Léon Carvalho le 12 février 1883. Là, au 54 rue de Prony, après un délicieux dîner réunissant Carvalho et son épouse — la célèbre chanteuse Caroline Miolan-Carvalho —, Meilhac, Gille et Cuillard, Massenet fit entendre son œuvre, laquelle sembla produire le meilleur effet sur le petit auditoire. Enthousiaste, la diva embrassa le musicien répétant à l’envi : « Que n’ai-je vingt ans de moins ! ».

    Et les répétitions de Manon débutèrent en septembre. L’atmosphère de travail était cependant assombrie par une légère tension entre Massenet et Carvalho, chargé de la mise en scène. De fait, ce dernier ruminait alors quelque rancœur à l’encontre du musicien. Il faut dire que le compositeur avait trouvé le moyen imparable d’empêcher le bouillonnant directeur de donner libre cours à sa fâcheuse mais incontournable habitude : faire modifier, en cours de répétition, les ouvrages qu’il montait dans « son » théâtre. Dès les premières répétitions d’ensemble, Massenet s’était présenté à l’Opéra Comique avec la partition déjà imprimée, cela interdisant au metteur en scène toute modification. « Elle est donc en bronze ? » lança Carvalho avec dépit. Et l’œuvre resta telle que Massenet l’avait imaginée.

     

    La création de Manon eut lieu le 19 janvier 1884.

    N’ayant pu convaincre Brasseur, le directeur du Théâtre des Nouveautés, de libérer son artiste fétiche Marguerite Vaillant, Massenet proposa le rôle-titre à Marie Heilbronn. Ayant créée le rôle d’Alice de Kerdrel dans La Grand’Tante en 1867, celle-ci était une « vieille » connaissance du compositeur ; connaissance qui s’était illustrée dès 1873 à la Scala de Milan en incarnant une bouleversante Violetta dans La Traviata de Verdi. Ayant ensuite embrassé une vie nouvelle après être devenue vicomtesse de la Panouse, Marie Heilbronn s’était quelque peu éloignée de la scène (cela d’autant qu’elle souffrait d’ennuis de santé) pour y revenir finalement, séduite par l’héroïne de Massenet.

    C’est Jean-Alexandre Talazac — créateur, en 1881, du rôle d’Hoffmann dans Les Contes d’Hoffmann d’Offenbach et, deux ans plus tard, du rôle de Gerald dans Lakmé de Delibes — qui lui donnait la réplique sous les traits de Des Grieux.

    La première fut un incontestable succès public même si certains observateurs « avertis » ne ménagèrent pas leurs critiques en fustigeant l’insupportable bourdonnement de la musique de Massenet jugée trop ou pas assez wagnérienne selon les avis. Le plus virulent fut Henri Maret, envoyé du journal Le Radical, qui lança dans l’édition du 23 janvier 1884 : « Pauvre Manon ! qui t’aurait prédit qu’un jour tu serais entourée de tout ce vacarme ! Toi, jolie fille de ce siècle élégant et léger, des petits vers et des petites maisons, te voilà, de par la musique savante, égalée aux Walkyries et aux héroïnes des Niebelungen ! […] Je ne sais pas si, comme on l’a dit, Massenet a lu, par hasard, Manon Lescaut. […] De ce pastel simple et gracieux, il a fait une fresque effroyable. Que de tapage, bon Dieu ! »3. Hermétiques aux accents de la nouveauté, les fâcheux n’avaient su lire la subtile dualité de la partition.

     

    Enracinée dans le XVIIIe siècle, l’intrigue inspira à Massenet la peinture musicale de ce temps. Certes, il ne s’agissait pas pour le compositeur de travestir son style en plagiant l’époque classique, mais d’en rappeler, par de spirituelles touches, le ton et la couleur. Aussi l’ouverture témoigne-t-elle de cette volonté par la légèreté et le brillant qui la traversent, à la manière d’un pastiche galant. Cette coloration spécifique — quasi parodique — habite également de nombreuses mesures des premières scènes avant de culminer au premier tableau de l’Acte III, acte du « Ballet », où retentissent, de manière récurrente, les notes poudrées d’un menuet délicat. Ces évocations musicales du siècle des Lumières n’avaient pas pour seule vocation de situer l’œuvre chronologiquement, elles accentuaient le contraste avec la sensibilité post-romantique du compositeur. De fait, c’est précisément parce qu’ils succédaient à l’esprit XVIIIe, que les déchirements passionnels de la partition (ainsi mis en relief par cet environnement stylistiquement étranger) atteignaient une telle intensité.

    Cette architecture singulière traduisait toute la théâtralité de la musique de Massenet. Théâtralité que l’on retrouvait dans la savante alternance entre légèreté et tragédie. Jugeons. Le premier air — tout d’insouciance — de l’héroïne ne laissait-il pas place, un peu plus tard, au sombre « Allons, Manon, plus de chimères » ? Et l’écriture vocale elle-même ne répondait-elle pas en écho à ce contraste en faisant succéder aux vocalises éblouissantes du premier et les élans dramatiques du second ?

     

    Partition duelle donc, reflétant somme toute le caractère ambigu (double lui aussi !) de Manon : femme et enfant, perfide et sincère, infidèle et amoureuse, cupide et franche, désirable et ignoble.

    Car l’héroïne musicalement attachante que dépeint Massenet, offre d’elle un portrait psychologique finalement peu flatteur. Image ambiguë de la féminité sur laquelle le sexe fort de la fin du XIXe siècle médite. Neuf ans avant Manon, Carmen (rebelle et fière) avait sérieusement déstabilisé les certitudes mâles, celles-là même qui clamaient, par la voix de Maupassant préfaçant l’œuvre de Prévost : « Malgré l’expérience des siècles qui ont prouvé que la femme, sans exception, est incapable de tout travail vraiment artiste ou vraiment scientifique, on s’efforce aujourd’hui de nous imposer la femme médecin ou la femme politique. La tentative est inutile puisque nous n’avons pas encore la femme peintre ou la femme musicienne, malgré les efforts acharnés de toutes les filles de concierges et de toutes les filles à marier en général qui étudient le piano et même la composition avec une persévérance digne d’un meilleur succès, ou qui gâchent de la couleur à l’huile et de la couleur à l’eau, travaillent la brosse et même le nu sans parvenir à peindre autre chose que des éventails, des fleurs, des fonds d’assiettes ou des portraits médiocres. La femme sur terre a deux rôles bien distincts et charmants tous deux : l’amour et la maternité »4.

    Conclusion radicale ! Mais caduque. Car, ne nous y trompons pas, le fiel misogyne de l’auteur de Bel-Ami ne reflète qu’une inexorable agonie. Celle d’un temps qui n’est plus. De fait, Manon, en 1884, lorsque Massenet en brosse le nostalgique portrait, est à l’article de la mort. Atteinte, avant même sa naissance, par Carmen, elle expirera bientôt sous les coups quasi simultanés de Louise et Mélisande, archétypes d’une féminité nouvelle et libre.

     

    Cependant — paradoxe là encore — l’agonie évoquée à l’instant (liée à la perception rétrograde de la féminité), traduit également l’aube d’un temps nouveau.

    Si l’abbé Prévost avait jadis innové en faisant d’une prostituée l’héroïne de son roman, Massenet ne déméritait pas. Il n’inventait certes rien en répétant l’opération cent cinquante-trois ans plus tard pour son opéra (cela d’autant que Verdi, s’inspirant de Dumas fils, l’avait précédé avec La Traviata en 1853), mais le fait de brosser le portrait d’une représentante de la classe sociale la plus vile, de la frange parmi les moins fréquentables de la société — une fille de joie — allait être l’ambition imminente des véristes, réalistes et autres naturalistes en cette fin du XIXe siècle. Dans ce contexte, les prostituées fleuriraient bientôt sur la scène des théâtres lyriques : Mimi et Musetta (La Bohème, 1896), Stephana (Siberia, Giordano, 1903), Cio-Cio San (Madama Butterfly, Puccini, 1904), La Maslowa (Risurrezione, Alfano, 1904), Grete (Der ferne Klang, Schreker, 1912), Jenny (Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny, Weill, 1930), Lulu (Lulu, Berg, 1937)…

    En cela, la Manon de Massenet (si l’on s’éloigne un instant de son décor XVIIIe), préfigure les années à venir. Puccini en atteste, lui qui s’emparera à son tour du sulfureux personnage, comme si l’air du temps avait poussé Meilhac à répéter au père de Tosca les paroles naguère lancées à Massenet : « C’est Manon Lescaut que vous voulez ? »5.

     

    __________________________

    1 – Janin, Jules, Notice biographique précédant l’Histoire de Manon Lescaut et du chevalier Des Grieux, Paris, E. Bourdin, s.d.

    2 – Massenet, Jules, Mes souvenirs, Paris, Editions Plume, 1992.

    3 – Citation extraite de : Schneider, Louis, Massenet, Paris, L. Carteret Editeur, 1908.

    4 – Prévost, Abbé, Manon Lescaut, Préface, Paris, Editions Jules Tallandier, s. d.

    5 – Manon Lescaut de Puccini sera créée sur la scène du Teatro Regio de Turin le 1er février 1893. Connaissant l’ouvrage de Massenet, le compositeur avait indiqué à son éditeur Giulio Ricordi que le Français avait traité le sujet avec « de la poudre et des menuets » alors que, lui, allait insuffler à son œuvre une « passion désespérée ».

     

    VIDEO

    Nous sommes proches de la fin de l'opéra, au Havre, peu avant l'exil de Manon (Kiri Te Kanawa). Et Des Grieux supplie qu'on veuille bien l'engager comme mousse dans le bâteau qui emmène celle qui l'aime. Plácido Domingo exceptionnel d'intensité et d'émotion...




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