• A propos d' Il Trittico

     

    Opéras italiens

     

    Il Trittico, du vérisme à l’opera buffa

     

    Parigi... Depuis le luxe de l’appartement de Géronte (Manon Lescaut, Acte II), en passant par l’effervescence du Quartier Latin (La Bohème), l’atmosphère pittoresque du café Bullier (La Rondine, Acte II) et les quais de Seine (Il Tabarro), Paris fut un décor privilégié pour les opéras de Puccini.

    Ville d’art et de contrastes, capitale du luxe et réservoir de misère, elle n’avait rien à envier à l’exotisme de contrées plus lointaines, telles le Japon (Madama Butterfly), l’Amérique (La Fanciulla del West) ou la Chine (Turandot).

     

    Dans un contexte où les ouvrages des Leoncavallo, Mascagni, Cilea semblaient offrir, en Italie, quelques perspectives de renouvellement du genre opéra après l’empreinte laissée par le grand Verdi, le monde rude des bateliers des bords de Seine offrait un cadre idéal à l’exposition d’ “une tranche de vie” (“uno squarcio di vita” selon l’expression de Leoncavallo lui-même) dans laquelle pouvaient se conjuguer — à travers la peinture réaliste d’une scène contemporaine — la dureté du contexte social et la violence des sentiments.

    Loin des traits  d’humour omniprésents dans la misère des étudiants de La Bohème, Puccini explorait ici, avec Il Tabarro, l’univers des débardeurs, sans concession, livrant à l’état brut un fait divers sordide baigné dans un environnement des plus sinistres et signait là son œuvre la plus authentiquement vériste.

    Il Tabarro était directement inspiré d’une pièce à succès de Didier Gold que Puccini avait découverte, un soir de 1912, au Théâtre Marigny à Paris. Gold s’était évertué à imiter  Zola, usant d’un lyrisme prolétarien destiné à sensibiliser l’opinion aux difficultés que rencontraient certaines couches de la société. Le compositeur allait s’écarter quelque peu de l’argot parisien des bateliers et des flots de sang abondamment répandus dans la pièce (la scène où Le Goujon —Tinca chez Puccini — assassine sa femme disparaissait de l’opéra) pour viser à une caractérisation des personnages plus humaine, plus attachante. Il n’en abandonnait pas pour autant les tristes visages du quotidien des débardeurs — extrême difficulté physique de leur travail (débarquement à dos d’homme de sacs extrêmement lourds), dépendance totale vis à vis des choix de leur patron (Michele décide que Luigi ne fera pas partie du prochain voyage de la péniche), alcoolisme (“... j’ai soif toujours !”, “Buvant, je ne pense pas / Quand je pense je ne ris plus ! Ah !Ah !” affirme Tinca) —, ni leurs accès de révolte (Luigi : “... penser n’est que folie”, “Souffrir et vivre ! Le meilleur ne vaut rien / C’est le chagrin qui seul est quotidien / Crève abandonné / Pauvre homme, comme un chien !”, “On est suspect alors que l’on convoite”, “... penser c’est souffrir / Et puis courber le front c’est déjà mourir !”). Ainsi, comme l’affirme Manfred Kelkel, “Puccini présente pour la première fois des prolétaires authentiques, des débardeurs réagissant contre la misère” 1.

    Le climat naturaliste était, de plus, souligné musicalement par l’utilisation d’objets sonores symboliques et banals destinés à renforcer le décor (sirène de la péniche) ou par des cris et expressions répétés à l’envi (dans l’empoignade finale entre Michele et Luigi, sur une séquence de douze mots consécutifs prononcés par les deux personnages, on relève cinq fois le mot “Répète !” et quatre fois l’expression “Je l’aime”. En outre, quelques mesures après l’ultime râle de Luigi, le dernier mot de l’opéra n’est autre qu’un cri).

    La composition d’ Il Tabarro avait commencé en 1913 et Puccini pensait que cet ouvrage — où l’on percevait, selon certain critiques, des accents stravinskiens ou debussystes — pouvait être le premier volet d’un triptyque auquel il songeait depuis 1904, en dépit de l’avis négatif de son éditeur Giulio Ricordi. Restait à trouver le sujet des œuvres complémentaires. Ce ne fut pas chose facile, d’abord parce que Puccini était extrêmement exigeant quant au choix de ses livrets, ensuite parce que l’écriture d’ Il Tabarro dut être interrompue, suite à la commande par le Karltheater de Vienne, d’une comédie lyrique en trois actes : La Rondine (créée à Monte-Carlo le 27 mars 1917). Ce n’est que durant l’été 1915 que Puccini se replongea sérieusement dans l’ambiance des bords de Seine, en compagnie de son librettiste Giuseppe Adami (plus tard co-librettiste de Turandot). Mais la sérénité ne présidait pas à leur collaboration et les hésitations, corrections, révisions se succédaient, entrecoupées par les heures consacrées à La Rondine. Cette atmosphère peu propice explique que l’ouvrage ait subi de nombreuses modifications.

     

    A l’inverse, les relations avec Giovacchino Forzano (librettiste de Giordano et Mascagni) furent bien différentes. Les échecs des perspectives de travail avec Gabriele d’Annunzio et Tristan Bernard avaient largement entamé l’optimisme de Puccini. Les textes de Suor Angelica et Gianni Schicchi (originellement destinés à une troupe d’artistes itinérants) présentés par Forzano au compositeur furent accueillis comme pain béni et c’est avec un réel enthousiasme que leur mise en musique fut réalisée.

    Il faut dire que quelques éléments de la vie de Puccini allaient accentuer la communion psychologique du compositeur avec ses personnages. Au-delà des visites que le musicien aimait à rendre à une sœur ayant pris le voile dans le couvent de Vicopelago, près de Lucca, il convient de relater un épisode dramatique qui marqua sa vie en 1909 : “Elvira Puccini, toujours jalouse de son coureur de mari, accusa leur bonne, une certaine Doria Manfredi, d’être la maîtresse du compositeur. Signora Puccini s’acharna si impitoyablement sur la pauvre fille que celle-ci avala du poison et en mourut. Une autopsie prouva qu’elle était vierge” 2. Comment, de fait, ne pas établir un lien entre le calvaire que fait subir la vieille tante à Angelica dans le deuxième volet du Trittico et la persécution qui a mené cette pauvre Doria au suicide ?

     

    Le thème de Gianni Schicchi, quant à lui, correspondait à ce sujet comique auquel Puccini souhaitait se mesurer depuis l’achèvement de Tosca. Forzano avait puisé dans les Chants XXV et XXX de L’Enfer de Dante retraçant l’aventure d’un certain Gianni Schicchi, fourbe célèbre ayant réellement existé. “L’histoire raconte qu’à la mort du riche Buoso Donati, son fils, Simone, était hanté par la crainte que son père eût légué une part de sa fortune mal acquise à l’Eglise, en expiation de son crime (l’un des commentateurs de Dante suggère que Simone fut plus tard accusé d’avoir provoqué la mort de son père). Avant de rendre publique la nouvelle de cette mort, Simone consulta un certain Gianni Schicchi, Florentin de la famille Cavalcanti, simulateur et faussaire réputé. Schicchi offrit de se faire passer pour Buoso moribond et de dicter un testament comblant les vœux de Simone — ce qui lui valut en remerciement une jument magnifique (La Donna della torma de Dante). Selon une autre version, Gianni Schicchi s’attribua en propre la jument et, par surcroît, un legs confortable” 3. Cette dernière version, adoptée par Puccini, s’éloignait cependant sensiblement de la philosophie du grand auteur florentin. En effet, Dante — dont la femme était issue de la famille des Donati (famille qui avait eu à souffrir des actes malveillants du fourbe) — nourrissait une véritable haine envers Gianni Schicchi, celui-ci appartenant, qui plus est, à cette catégorie sociale de paysans que le poète exécrait. Puccini et Forzano, à l’inverse, ne cachaient pas, dans l’opéra, leur franche inclination pour Schicchi et leur hostilité vis à vis de l’avarice aristocratique des Donati. Si Gianni Schicchi fut souvent comparé à quelques célèbres opéras bouffe de Rossini et Donizetti (ou même au Falstaff de Verdi), le verbe en est plus acide. Les moqueries bon enfant du XIXe siècle ont cédé la place à une ironie acerbe qui verse parfois dans le cynisme le plus cruel. En cela, et malgré les sources utilisées par les auteurs, l’ouvrage est bien le reflet de l’évolution des mentalités et s’inscrit de plein pied dans le XXe siècle. Si sa conception ne fut pas épargnée par quelques moments de doutes où le compositeur s’interrogeait sur la manière dont le public allait accueillir le sujet, la partition fut achevée sans réelle difficulté le 20 avril 1918.

     

    C’est finalement  au Metropolitan Opera de New York, qu’eut lieu, le 14 décembre de la même année, la création du Trittico. Malgré le talent de Claudia Muzio (Giorgetta) et de Geraldine Farrar (Angelica), c’est Gianni Schicchi (dont le rôle titre était tenu par le bouillonnant Giuseppe de Luca) qui enleva les suffrages des spectateurs et de la critique. Les années passant, Il Tabarro finit par s’imposer pleinement. Seul, le volet central, Suor Angelica — probablement affaibli par l’épisode final où l’apparition de la Vierge s’avère être un événement dramaturgiquement périlleux — reste dépendant, au fil des productions, de l’intensité scénographique et de la qualité vocale fondamentale de l’interprétation.

     

    Dans ce Trittico tant souhaité, Puccini collait aux dernières tendances de la musique italienne empruntant la voie du vérisme avec Il Tabarro, mais soulignait aussi une filiation véritable avec l’illustre tradition de l’operabuffa grâce à Gianni Schicchi. Il signait par là son appartenance à la grande école lyrique italienne — fille du bel canto et chérie d’un très large public — dont les heures, avec les courants novateurs de la musique contemporaine, étaient désormais comptées...


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    1 - Kelkel, Manfred, Naturalisme, vérisme et réalisme dans l’opéra, Paris, J. Vrin, 1984.

    2 - Phillips, Harvey E., Suor Angelica, livret de l’enregistrement Il Trittico, CBS, 1977.

    3 - Carner, Mosco, Puccini, Paris, Lattès, 1983.

     

    VIDEO

    Très belle Renatta Scotto chantant le célèbre "Il mio bambino caro" de Gianni Schicchi.



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