• A propos de Tosca

     

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    Un thriller lyrique nommé Tosca

     

    « Cette créature exquise a été ramassée dans les champs, à l'état sauvage, gardant les chèvres. Les Bénédictines de Vérone, qui l'avaient recueillie par charité, ne lui avaient guère appris qu'à lire et à prier ; mais elle est de celles qui ont vite fait de deviner ce qu'elles ignorent. Son premier maître de musique fut l'organiste du couvent. Elle profita si bien de ses leçons qu'à seize ans elle avait déjà sa petite célébrité. On venait l'entendre aux jours de fête. Cimarosa, amené par un ami, se mit en tête de la disputer à Dieu, et de lui faire chanter l'opéra. Mais les Bénédictines ne voulaient pas la céder au diable. Ce fut un beau combat. (…) le défunt pape dut intervenir, l'entendit et, charmé, lui dit en lui tapant sur la joue : Allez en liberté, ma fille, vous attendrirez tous les cœurs, comme le mien, vous ferez verser de douces larmes… et c'est encore une façon de prier Dieu »1.

    Tel est le portrait que le peintre Mario Cavaradossi faisait de son amante Floria Tosca dans la célèbre pièce de Victorien Sardou. Et c'est ainsi que Puccini fit sa connaissance, à Milan, un soir de 1889. En dépit de la barrière de langue — qui ne lui était guère familière —, le compositeur en tomba amoureux. Il faut dire que la cantatrice était interprétée par l'une des plus fascinantes comédiennes que le théâtre ait jamais connu, la grande Sarah Bernhardt. Et Tosca était son rôle fétiche, celui avec lequel elle allait inaugurer, en 1899 à Paris, le théâtre qui porterait son nom.

     

    Froissé par l'échec récent d'Edgar en avril 1889 — principalement en raison d'un livret inconsistant — Puccini était désormais extrêmement attentif à la qualité de l'intrigue qu'il mettait en musique. Aussi pensait-il tenir avec le drame de Sardou un excellent argument, une intrigue correspondant à l’idée qu’il se faisait du théâtre lyrique, idée qui marquera la totalité de son œuvre : « Il faut mettre en musique des passions véritables, des passions humaines, l’amour et la douleur, le sourire et les larmes et que je les sente, qu’elles m’empoignent, qu’elles me secouent. C’est alors seulement que je peux écrire de la musique et c’est pourquoi je suis si exigeant et circonspect sur le choix d’un sujet. Me mettre à travailler à travailler sur un sujet que je n’aime pas, c’est une misère ».

    De fait, chez Puccini, c’est le livret qui déclenchait, orientait, inspirait la composition. Comme il le déclara un an avant sa mort, le musicien « voyait » littéralement les tableaux de ses ouvrages avant d’en écrire la musique : « Je vois les personnages et les couleurs et les gestes des personnages. Je suis un homme de théâtre. Je fais du théâtre. Si, enfermé ici [à Torre del Lago], je ne réussis pas à voir largement ouverte, devant moi, la grande fenêtre, je veux dire la scène, je ne peux écrire une note ».

     

    La pièce de Sardou, donc, l’intéressait au plus haut point. Aussi s’empressa-t-il de demander à son éditeur Giulio Ricordi de se rapprocher de l’écrivain français afin que celui-ci accepte que l'on tire de sa pièce un livret d'opéra. L'éditeur entreprit aussitôt les démarches nécessaires lesquelles, hélas, traînèrent quelque peu en longueur au point de pousser le compositeur à se lancer dans un projet nouveau tiré de La Véritable histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut de l'abbé Prévost. Et ce avec l'intention de faire oublier les ouvrages à succès que le roman avait inspiré à Auber en 1856 et à Massenet vingt-huit ans plus tard.

    Lorsque Ricordi obtînt finalement l'aval de Sardou, Puccini, absorbé par la composition de Manon Lescaut, sembla se désintéresser du sujet. C'est donc vers Alberto Franchetti que se tourna l'éditeur. L'auteur d'Asrael et de Cristoforo Colombo, futur directeur du Conservatoire Cherubini à Florence, se mit au travail, encouragé par Verdi qui, ayant pris connaissance du texte bâti par le librettiste Illica, ne cacha pas son enthousiasme2. Le jugement autorisé de l’illustre maestro parvint aux oreilles de Puccini et l'incita à réviser sa position : Tosca devait lui revenir à tout prix !

    Ricordi — conscient que le talent de ce dernier dépassait largement celui de son collègue — fut chargé de la basse besogne consistant à convaincre Franchetti (à coups d'arguments fallacieux soulignant le caractère indécent et immoral d'une œuvre où l'on assassinait le représentant de l'ordre, où l'on torturait ouvertement, où la chair servait de monnaie d'échange…) d'abandonner l'ouvrage qu'on venait de lui confier !3 Celui-ci lâcha finalement prise durant l'été 1895.

    Il ne restait plus à Puccini qu'à terminer sa dernière entreprise, La Bohème (qui fut créée en 1896), avant de s’atteler à la composition de Tosca. Giuseppe Giacosa —bien qu'assez réticent quant à la nature « anti-poétique » de l'intrigue — fut convié à rejoindre l'aventure avec pour mission de versifier le texte d'Illica. La collaboration des deux librettistes avec Puccini ne se déroula pas sans accrocs : le musicien (qui devançait fréquemment, par son inspiration et la rapidité de sa composition, le travail des deux auteurs) réclamait une cascade de modifications, réécritures, ajouts, suppressions, réadaptations, imposant implacablement sa volonté aux duettistes contraints à capituler. Mieux, ni Sardou, rencontré à Paris au printemps 1898 et en janvier 1899 (qui voulait Tosca « morte à n'importe quel prix »4), ni Ricordi (qui affirmait au compositeur : « le troisième acte de Tosca, tel qu'il est, me semble une grave erreur de conception et de facture. Erreur grave au point d'effacer, à mon avis, l'intéressante impression du premier acte, et la très forte émotion que suscitera probablement le second, véritable chef-d'œuvre d'efficacité et d'expression tragique »5) ne parvinrent à modifier sa conception de l'œuvre.

    Et les répétitions démarrèrent sous l'œil d'un Puccini confiant en la pertinence de ses choix.

    Des nuages ne tardèrent cependant pas à se former à l'horizon, assombrissant considérablement la perspective du triomphe espéré au Teatro Costanzi de Rome : les décors et costumes avaient été commandés à Adolfo von Hohenstein, un « étranger » qui ne bénéficiait pas d'une grande popularité dans la ville ; de plus, le metteur en scène Tito Ricordi avait réussi à se brouiller avec les journalistes en leur priant — contrairement à l'usage — de bien vouloir débarrasser le plancher pendant les répétitions. A cela s'ajoutaient, en plus des lettres anonymes reçues par les artistes, des rumeurs sur une cabale soi-disant orchestrée par le rival Mascagni.

    Inutile de dire que, dans ce contexte, l'atmosphère qui régnait le 14 janvier 1900, jour de première, était quelque peu tendue. Pour compléter le tableau, vingt minutes avant le lever de rideau, le chef d'orchestre Leopoldo Mugnone se vit informer de la présence possible d'une bombe dans la salle ! Emmenée par Haricléa Darclée (Haricly Hartulary) — créatrice de La Wally (Catalani) en 1892 et Iris (Mascagni) en 1898 — dans le rôle de Tosca, Emilio de Marchi dans celui de Cavaradossi et Eugenio Giraldoni sous les traits de Scarpia, l'opéra débuta malgré tout. Après quelques minutes de musique, Mugnone, persuadé d'avoir entendu d'inquiétants murmures provenant du public, décida d'interrompre la représentation et disparut dans les coulisses. Il faut dire que le pauvre homme avait encore en tête les victimes de l'attentat perpétré au Liceu de Barcelone, quelques temps auparavant, alors qu'il se trouvait dans la fosse d'orchestre. Finalement rassuré, il revint peu après et l'opéra reprit… avant d'être interrompu à nouveau — mais par des applaudissements cette fois — à l'issue du « Recondita armonia », merveilleusement interprété par de Marchi.

    Lorsque le rideau se ferma, le succès était au rendez-vous. La critique, cependant, émis de nombreuses réserves fustigeant tant la vulgarité de l'intrigue que celle de la musique.

     

    C'est André Messager — brillant chef d'orchestre de la création française à l'Opéra-Comique le 13 octobre 1903 — qui fut l'un des premiers ardents défenseurs de la partition (même s'il ne goûtait guère le sujet) : « Par ses idées mélodiques qu'il essaye toujours de tenir au-dessus de la vulgarité, par le soin qu'il apporte à son écriture musicale et à son orchestration, Puccini se classe de suite parmi les compositeurs les mieux doués. (…) Il a fallu à Monsieur Puccini un talent et un tempérament dramatiques de premier ordre pour réussir le deuxième acte, celui de la torture qui, par l'uniformité de la situation, par la violence continue des sentiments, par la lutte où devaient se trouver les chanteurs contre l'orchestre, fut le plus difficile à réaliser en musique »6.

     

    Malgré quelques irréductibles encore hermétiques à la richesse et au souffle de l'œuvre, les milliers de représentations qui jalonnent la carrière de Tosca depuis sa création soulignent la clairvoyance du père de Véronique.

     

    Pouvait-il en être autrement tant le modernisme de cet opéra anticipait sur un spectacle qui allait marquer de manière indélébile l’art du XXe siècle : le cinéma ?

    De fait, la partition de Puccini ne débute-t-elle pas par quelques accords sombres qui propulsent directement l’auditeur au cœur du drame (aucune ouverture — jugée inutile par le compositeur — ne vient différer le commencement de l’action) ? Drame démarrant par une traque haletante, celle du fuyard Angelotti. Le rythme infernal de l’action est lancé. Et il ne s’interrompra qu’au baisser de rideau.

    Au fil de l’intrigue, excusez du peu, les cadavres s’amoncellent : Scarpia assassiné, Cavaradossi exécuté, sans oublier deux suicides, ceux d’Angelotti et de Tosca. Mieux, ce thriller lyrique n’omet aucun des deux ressorts qu’usera jusqu’à la corde le septième art : le sexe — en témoigne l’obsession du baron pour Tosca et le commerce charnel qu’il lui impose — et la violence, dont la scène de torture de l’Acte II est l’archétype.

     

    Le succès que connaît l’œuvre aujourd’hui — et les éléments précédemment évoqués en attestent — témoigne d’une adéquation parfaite avec notre sensibilité contemporaine.

    De plus, « un drame qui a été joué trois mille fois a toujours raison contre ceux qui ne l'aiment pas » clamait hier Victorien Sardou à propos de sa Tosca.

    L’affirmation ne vaut-elle pas pour celle de Puccini ?

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    1)  Sardou, Victorien, Théâtre complet, Volume I : « Tosca », Paris, Albin Michel, 1934-1961.

    2)  Giulio Ricordi et Luigi Illica s'étaient déplacés à Paris en octobre 1894 pour rendre visite à Victorien Sardou afin de lui présenter le livret ; âgé de 81 ans, Verdi se trouvait également dans la capitale pour la création française de son Otello et fut convié à l'audition. Il trouva le livret excellent.

    3)  Notons que, si la majorité des biographes avancent cette version des faits, William Weaver (dans Amour et sacrifice - La Tosca de Puccini, Decca, 1986) les évoquent d'une toute autre manière : « Le fils de Franchetti insista (lors d'une conversation avec l'auteur) sur le fait que son père était parfaitement au courant de l'intérêt que Puccini portait à Tosca et reconnaissait que le sujet convenait mieux aux talents de Puccini qu'aux siens propres ».

    4)  Lettre de Puccini à Ricordi datée du 13 janvier 1899.

    5)  Lettre de Ricordi à Puccini datée du 10 octobre 1899.

    6)  Messager, André, La Grande Revue, Paris, décembre 1903.

     

    VIDEOS

    "E lucevan le stelle...", peut-être le plus bel adieu à la vie de l'histoire de l'opéra (sans oublier l'air de Lenski précédant le duel dans Eugène Onéguine). Avec les merveilleuses couleurs et nuances du timbre de Plácido Domingo.

    Et Callas en 1964 chantant le "Vissi d'arte" à l'Opéra de Paris. Si le vibrato est devenu incertain dans l'aigu, l'intensité dramatique demeure.



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