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    La Finta giardiniera, vers la mutation de l'opera buffa


    Lorsque La Finta giardiniera est créée au Salvatortheater de Munich, le 13 janvier 1775, Mozart à dix-neuf ans. Bien que fort jeune, il a perdu son auréole d'enfant prodige présenté par son père Léopold à la noblesse éblouie des diverses cours européennes. Son protecteur à Salzbourg, l'Archevêque Schrattenbach, est mort en 1771 et son successeur, le prince-archevêque Hieronymus Colloredo — fervent admirateur de musique italienne — est bien décidé à étouffer l'arrogance singulière du compositeur qui se doit désormais de mesurer son statut de serviteur et de rentrer dans le rang.

    Entre 1773, date de son retour d'Italie et 1777, date de sa démission, Mozart se retrouve, en quelque sorte, "enfermé" à Salzbourg contraint à travailler sans relâche, répondant aux volontés de son souverain ou aux commandes de notables désireux d'habiller les événements de leur existence de quelques précieux ornements musicaux (Sérénade Haffner). Mozart ne parvient à se soustraire à la "prison" salzbourgeoise qu'à deux reprises : lors d'un bref séjour à Vienne, en 1773, et lors d'une permission de trois mois à Munich accordée par Colloredo en 1774-75.

    A l'automne 1774 en effet, l'influent Electeur de Bavière Maximilien III adresse au  compositeur la commande d'un opera buffa pour le Carnaval de la cour de Munich. La notoriété et la puissance du souverain bavarois interdit à Colloredo de s'opposer au congé nécessaire de Mozart. Et la composition de la future Finta giardiniera commence aussitôt si bien que, à son arrivée en Bavière au mois de décembre 1774, Wolfgang a pratiquement achevé la partition.

    Les répétitions, qui ne débutent que vers le 20 décembre, sont fort encourageantes et semblent augurer quelque succès notable face à l'opera seria "concurrent" qu'Antonio Tozzi a composé pour les mêmes festivités : Orfeo ed Euridice (sur un livret de l’incontournable Calzabigi). Prévue à l'origine le 29 décembre, puis le 5 janvier, la première représentation n'a lieu que le 13 et réunit une distribution enthousiaste composée de J. B. Walleshauser (Belfiore), R. Manservisi (Sandrina), Augustin P. Suter (Don Anchise), T. Manservisi (Serpetta), G. Rossi (Nardo). Le lendemain, dans une lettre adressée à sa mère, Mozart retrace ainsi l'événement :

    "Dieu soit loué ! Mon opéra est monté, hier 13, in scena, et ce fut une telle réussite qu'il m'est impossible d'en décrire à maman tout le tumulte. D'abord, le théâtre entier était tellement bondé que beaucoup de gens furent obligés de se retourner. Après chacune des arias, ce fut chaque fois une terrible tempête d'applaudissements et de cris (...). Après que l'opéra fut terminé, et pendant le moment de repos qui le sépare du ballet, ce furent encore des applaudissements et des bravos sans fin ; cela s'arrêtait parfois un instant et repartait ensuite de plus belle, et ainsi de suite. Après cela, je suis allé avec papa dans une salle prévue pour le passage du prince-électeur et de toute la Cour. J'ai baisé la main de Leurs Altesses royales, le prince-électeur et la princesse-électrice, et des autres nobles qui furent tous des plus gracieux. Aujourd'hui, tôt ce matin, sa Grandeur le prince-évêque de Chiemsee a envoyé quelqu'un ici pour me féliciter du succès inoubliable que l'opéra a obtenu près de tous (1).

    Mais la réussite de l'ouvrage n'a probablement pas été aussi éclatante que ne le laisse entendre l'auteur. Outre le fait que l'intendant des spectacles de la cour de Munich, le comte Joseph Anton von Seeau (2) semble n'avoir pas apprécié l'ouvrage, dans la Deutsche Chronik, le journaliste et poète  Friedrich-Daniel Schubart l'évoque en ces termes : "J'ai entendu un opéra bouffe de l'admirable génie Mozart. C'est La Finta giardiniera. Çà et là, la flamme du génie l'anime, mais ce n'est pas encore la flamme modérée et calme de l'autel, qui s'élève vers le ciel en nuage d'encens (...)" (3).

    Et de fait, les représentations suivantes — handicapées rapidement par le forfait d’une chanteuse tombée malade — ne recevront qu’un succès mitigé. C’est avec quelque amertume que le jeune Mozart regagne Salzbourg le 6 mars 1775. Son œuvre ne va retrouver l’affiche que quatre ans plus tard, transformée en singspiel (remplacement des récitatifs secs par des dialogues parlés, paroles en allemand) et interprétée par la troupe itinérante de Johannes Böhm sous le titre Die verstellte Gärtnerin (4).

     

    Est-ce le choix du livret, son traitement musical, une inadéquation avec les goûts du public ou les faiblesses d’un compositeur jugé immature qui peuvent expliquer le seul succès d'estime de l'ouvrage et sa transformation rapide en singspiel ?

     

    De nombreuses zones d'ombre demeurent quant au livret de la partition puisqu'il n'existe, de nos jours, aucune trace du livret original italien utilisé par Mozart. Une chose est sûre cependant : La Finta giardiniera du compositeur autrichien découle directement de l'œuvre homonyme de son collègue italien Pasquale Anfossi représentée, avec un immense succès, au Teatro delle Dame de Rome, lors du carnaval de 1774 (5). Le triomphe retentissant remporté par l'opéra du musicien transalpin n'est sans doute pas étranger à la nature de la commande adressée à Mozart par la cour de Munich : l'utilisation du même sujet pouvait laisser espérer un succès semblable en Bavière.

    Mais revenons au livret lui-même : dans les partitions de La Finta giardiniera publiées entre 1774 et 1778, il n'est jamais fait mention du nom d'un librettiste... Ainsi, après divers travaux plus ou moins contradictoires certains spécialistes ont attribué la paternité du texte à Calzabigi, avec quelques amendements opérés par Cotellini (Joseph Mantuani, Alfred Einstein), d'autres y ont vu la griffe de Giuseppe Petrosellini (Rudolph Angermüller). En l'absence de documents véritablement fiables, nous nous garderons bien de prendre position, même si les récentes tendances musicologiques semblent opter pour la thèse Angermüller.

    Toujours est-il que l'ouvrage commandé à Mozart n'était autre qu'un dramma giocoso, autrement dit — si l'on tient compte de l'acception de l'époque et que l'on n'anticipe pas imprudemment sur la signification que ce terme prendra avec Don Giovanni — un opera-buffa.

    Or, le genre buffa répondait à un certain nombre de critères hérités de la structure et des caractères de la Commedia dell'arte. L'œuvre d'Afossi respectait, bien entendu, cette illustre tradition, et Mozart — comme le souligne Jean-Victor Hocquard — "suivit pas à pas son modèle, non seulement pour le livret, mais pour la répartition et la coupe des airs".

    Outre la précoce maîtrise mélodique et harmonique, outre l'inventivité et la fraîcheur de l'écriture musicale, l'intervention du compositeur autrichien avait changé le "climat" de l'œuvre.

    Bien sûr — sans évoquer les rôles sérieux d'Arminda et Ramiro relativement en retrait — Serpetta, Nardo et le Podestat restaient les personnages bouffes saillants de La Finta giardiniera, mais Sandrina et Belfiore, éléments centraux de l'évolution dramatique, avaient acquis une profondeur qui éloignait leurs personnages de toute "classification". Ainsi alternent-ils, au gré de la partition, airs comiques et tragiques.

    En dépit des coutumes, Mozart, guidé par sa sensibilité, avait laissé entrer la tragédie dans la comédie. La dimension bouffe pure disparaissait, cela d'autant que le compositeur — même dans les passages les plus comiques de l'œuvre — ne se laissait jamais aller à l'emploi facile des grosses et lourdes ficelles de la farce.

    Son instinct de compositeur inspiré venait de briser, avec La Finta giardiniera, le cadre rigide de l'opera buffa y intégrant, par l'exploration des passions humaines, une richesse supérieure.

    Calquée sur le canevas authentiquement bouffe d'Anfossi, l'œuvre n'en sortait cependant pas indemne. En effet, à défaut de l'enrichir, l'apport de Mozart y introduisait une sorte de déséquilibre nuisible à sa cohérence générale. Il manquait à ce trait d'inspiration lumineux la canalisation, l'ordonnance, la composition dramaturgiques qui viendraient avec la maturité dont témoignent Le Nozze di Figaro ou Cosi fan tutte.

    Car, si le Mozart de 1774 n'en était pas à son premier ouvrage lyrique, il n'avait, pour ainsi dire, que peu d'expérience dans le genre buffa. Hormis sa Finta simplice — écrite à l'âge de douze ans et dont on ne saurait décemment tirer de fondamentaux enseignements — ses derniers opéras s'étaient effectivement attachés à explorer le genre seria avec Mitridate, re di Ponto (1770) et Lucio Silla (1772), genre qu'il avait, de la même manière, contribué à "ouvrir".

     

    La dimension tragique nouvelle présente dans La Finta giardiniera — attendue comme une véritable œuvre bouffe — n'est sans doute pas étrangère à l'accueil en mitigé que lui ont réservé les critiques munichois et quelques officiels influents. De même, cet aspect a probablement contribué à faire naître rapidement le projet de transformation de la partition en singspiel, forme alors moins chargée du poids d'une tradition formelle considérable et par conséquent plus adaptée à traduire cette structure hybride.

    Mozart n'allait-il pas, dès 1782, avec L'Enlèvement au sérail, pousser le genre singspiel à un degré de perfection jamais atteint, pulvérisant les alternances rigides airs-récitatifs (qui brisaient le rythme et l'action) et dépasser définitivement les conventions de l'opéra italien.

     

    La Finta giardiniera demeure, dans la construction dramaturgique de la pensée mozartienne, une première et magistrale étape qui annonce, à bien des égards, les chefs-d'œuvre à venir.

     

    ________________________

    1 - Cité par : Massin, Jean et Brigitte, Wolfgang Amadeus Mozart, Fayard, nouvelle édition 1990, p.140.

    2 - Il fera état, plus tard, de sifflets présents à la création.

    3 - Ibid. p. 141.

    4 - On trouvera trace plus tard de l’œuvre sous le nom de Die Gärtnerin aus Liebe.

    5 - Découverte en 1978, la copie de  la partition mozartienne effectuée en 1800 et conservée au musée de Brno — seule à contenir le texte italien intégral — en atteste.

     

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    Festival de Salzbourg 1992. L'orchestres est sous la direction d'Ivor Bolton. Tout le génie de l'écriture vocale de Mozart notamment dans le traitement des  chœurs...




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    « Cet animal féroce qu’on appelle la pièce de cinq francs »

     

    « Leur existence de chaque jour est une œuvre de génie, un problème quotidien qu’ils parviennent toujours à résoudre à l’aide d’audacieuses mathématiques. Ces gens-là se feraient prêter de l’argent par Harpagon, et auraient trouvé des truffes sur le radeau de la Méduse. Au besoin, ils savent aussi pratiquer l’abstinence avec toute la vertu d’un anachorète ; mais qu’il leur tombe un peu de fortune entre les mains, vous les voyez aussitôt cavalcader sur les plus ruineuses fantaisies, aimant les plus belles et les plus jeunes, buvant des meilleurs et des plus vieux, et ne trouvant jamais assez de fenêtres par où jeter leur argent. Puis, quand leur dernier écu est mort et enterré, ils recommencent à dîner à la table d’hôte du hasard où leur couvert est toujours mis, et, précédés d’une meute de ruses, braconnant dans toutes les industries qui se rattachent à l’art, chassent, du matin au soir, cet animal féroce qu’on appelle la pièce de cinq francs »1.

    Telle est la vie de bohème que dépeignait Murger à Paris, au milieu du XIXe siècle. Cette bohème peuplée d’étudiants, de jeunes peintres, de comédiens, de penseurs, de poètes qui aspirent à se faire un nom au firmament du monde de l’art ou de la littérature et habitent les mansardes du Quartier Latin. Leur langage — hétéroclite bouquet de styles et de tournures argotiques ou savantes — affectionne le paradoxe, l’ironie et le néologisme. Réunis au café Momus (près de l’église Saint-Germain-L’Auxerrois), à la brasserie Andler (rue Hautefeuille), à la brasserie des Martyrs ou au Divan-le-Peletier, ils causent, des heures durant, qui de philosophie, qui de politique, qui d’actualité artistique dans de véritables et emphatiques joutes verbales. Leurs débats se prolongent dans les salles de rédaction et alimentent les colonnes des petits journaux qui abondent sur les Grands Boulevards. Les bohèmes n’ont que faire des us et coutumes de la bourgeoisie. Ils fréquentent les grisettes2, méprisent l’avarice et goûtent, par-dessus tout, la liberté.

    Et cette bohème — vécue, engagée, livrée sur le vif, exposée sans fard —, Murger la connaissait bien, comme le rapporte Nadar : « il écrivait au jour le jour, pour ainsi dire, la vie qu’il menait à cet instant »3.

     

    Lorsque Puccini envisagea de composer un opéra d’après les Scènes de la vie de bohème de Murger, il avait alors trente-quatre ans. Bien qu’issu d’une “dynastie” vouée à la musique (depuis quatre générations les Puccini étaient d’honorables compositeurs) sa vocation apparut assez tard. Il semble qu’une audition d’Aïda à Pise en 1876 ait influencé son inclination pour le théâtre lyrique. Si ses premières partitions pour la scène — Le Villi (1884) et Edgar (1889) — ne remportèrent pas le succès escompté ; Manon Lescaut, en revanche, triompha sur la scène du Teatro Regio de Turin, lors de sa création, le 1er février 1893. Et Puccini était célèbre. Aussi, c’est tout auréolé de ce succès qu’il croisa dans les rues de Milan, le 19 mars de la même année, son ami Leoncavallo. Après quelques phrases chaleureuses échangées dans un sympathique café, Puccini annonça à son collègue son projet de mettre en musique l’écrit de Murger. L’atmosphère se dégrada aussitôt, Leoncavallo partageant la même ambition. La polémique entre les deux hommes trouva bientôt un écho dans la presse, ce qui décupla l’hostilité des “concurrents”. Aucun d’eux ne céda et deux Bohème furent donc simultanément élaborées. Puccini avait confié au célèbre dramaturge Giuseppe Giacosa et au talentueux Luigi Illica4 — auteur des textes de La Wally de Catalani et d’Andrea Chenier de Giordano — la rédaction du livret. Moments d’enthousiasme et de découragement se succédaient au gré des interventions de Puccini. Tenant la médiocrité des livrets (de Fontana) pour responsable de l’insuccès de ses deux premiers ouvrages et rendu méfiant suite aux réactions virulentes de quelques fâcheux scandalisés par le texte de Manon Lescaut, le compositeur intervenait sans cesse exigeant ici des coupes, là de nouvelles scènes.

    Les tensions persistantes, aggravées par l’animosité ostentatoire de Leoncavallo, détournèrent, quelques mois durant, Puccini de l’ouvrage. Le musicien se mit alors dans l’idée de rencontrer le grand Giovanni Verga — auteur des Malaroglia et du fameux recueil Vie des champs dont avait été extrait Cavalleria rusticana — pour mettre en musique un de ses écrits adaptés pour le théâtre : La Louve. Il se mit alors à composer quelques mesures pour son œuvre nouvelle. Mais, évoquant celle-ci avec la marquise Gravina, il se rendit compte que le sujet n’était pas fait pour lui. Et Puccini revint à La Bohème, enrichissant l’opéra de quelques pages de la défunte Louve. Commencée en janvier 1895, l’orchestration des quatre tableaux ne s’acheva qu’à la mi-décembre, soit un mois et demi seulement avant la première. Les répétitions commencèrent alors en janvier 1896 dans un climat de tensions entre le compositeur et son éditeur, Giulio Ricordi. Puccini aurait souhaité une création à Naples ou à Rome sous la direction de Leopoldo Mugnone (copieusement applaudi dans sa récente direction de la première de Cavalleria rusticana). Si l’on céda à quelques exigences du compositeur (amélioration de l’acoustique de la salle, changement du baryton), Ricordi eut le dernier mot : l’œuvre fut créée, comme Manon Lescaut, à Turin, sous la baguette d’un jeune chef de vingt-neuf ans en qui il avait toute confiance — un certain Arturo Toscanini —, et avec les Mimi et Rodolfo de son choix : l’admirable Cesira Ferrani (créatrice de la première Manon) et le vaillant Evan Gorga.

    Si, à sa création au Teatro Regio de Turin, le 1er février 1896, l’accueil fut plutôt tiède, un incroyable triomphe attendait l’œuvre deux mois plus tard à Palerme. L’un des plus grands succès du théâtre lyrique venait de voir le jour.

    Rien n’allait désormais entamer la prodigieuse carrière de La Bohème, au grand dam du pauvre Leoncavallo dont l’ouvrage homonyme, créé à Venise le 6 mai 1897, allait rapidement disparaître dans l’ombre de son immense aîné.

     

    Puccini triomphait donc. Mais ce succès signifiait-il que le compositeur avait cédé aux sirènes du temps, au courant « en vogue », à cette vague vériste qui déferlait en Italie, comme en témoignait la très « tendance » Cavalleria rusticana ?

     

    Avec son esprit de chroniqueur témoin de son temps, l’inspirateur Murger était, lui, à n’en pas douter, dans une démarche réaliste. Pour autant, l’œuvre de Puccini — précisément inspirée des Scènes de la vie de bohème de l’écrivain — répondait-elle à la même sensibilité artistique ?

    Sans prétendre régler en quelques phrases une des questions qui divisent encore nombre de musicologues, nous relèverons quelques éléments susceptibles d’aider à la compréhension de l’ouvrage.

    Lorsqu’on se penche sur les types sociaux présents dans l’opéra, force est de constater que l’on retrouve, au gré des scènes, les catégories traditionnellement présentes dans les productions véristes telles que les a définies Manfred Kelkel : “la bourgeoisie”, avec le cupide propriétaire foncier Benoît et le stupide Conseiller d’Etat Alcindoro ; “la petite bourgeoisie”, avec le douanier, les commerçants ; “le prolétariat”, avec le marchand ambulant de jouets Parpignol ; et surtout “les marginaux”, avec les étudiants et grisettes qui occupent le devant de la scène. Puccini recourt, de plus, au procédé de la citation musicale pour ajouter au réalisme des situations (au deuxième tableau, se font entendre les cris de marchands ambulants : Aranci, datteri, ninnoli, fior ! Fringuelli, passeri, panna, torron ! ainsi que la mélodie d’une célèbre marche du XIXe siècle Le voici là).

    Mais la peinture que le compositeur brosse de la bohème parisienne n’a rien du simple compte-rendu d’observation, de l’exposition objective d’une “tranche de vie” et, en cela, s’éloigne assez sensiblement du vérisme.

    Si l’on s’en tient à l’acception communément admise par les spécialistes, l’opéra vériste devait répondre à la définition suivante : « Est vériste un opéra dont le livret utilise des événements contemporains, simples et “vrais”, présentés sans aucun artifice stylistique. L’intrigue se présente comme une tranche de vie, ce qui n’exclue nullement le jeu des passions » 5. Or, Puccini ne relate pas une scène contemporaine : rédigée entre 1893 et 1895 par les librettistes Giacosa et Illica, La Bohème possède une intrigue antérieure se situant autour de 1830. De plus, le compositeur mêle à l’action — et à la musique ! — nombre de ses propres souvenirs d’étudiant (aussi exploite-t-il, dans la partition, un thème de son Capricciosinfonico présenté jadis pour l’obtention de son diplôme au Conservatoire de Milan). L’opéra se colore ainsi d’un idéalisme bien peu compatible avec le réalisme doctrinaire des véristes authentiques. Enfin, n’en déplaise à Coeuroy qui voyait dans la structure musicale de La Bohèmeune succession de tableautins sans ligne conductrice” et “le style même du pot-pourri”, l’opéra possède une construction formelle tout à fait élaborée laissant une place de choix à de nombreux motifs identifiés et récurrents ponctuant l’ouvrage à la manière de leitmotive assez stables6 ; le tout dans un souci constant de lier le climat musical à l’évolution psychologique des personnages, d’où l’intensité émotionnelle dégagée (l’utilisation, dans les dernières pages de l’ouvrage, de thèmes mélodiques empruntés au premier tableau répond à une logique réelle témoignant d’une volonté d’adéquation entre le fond et la forme : il s’agit en effet de la traduction — textuelle aussi bien que musicale — du souvenir des joyeux moments vécus précédemment).

     

    Ces diverses caractéristiques excluent bel et bien La Bohème de l’orthodoxie vériste. L’œuvre — principalement en ce qu’elle reflète Puccini lui-même dans son vécu et dans son art — y gagne sans doute en profondeur et en intensité. Et c’est ce qui explique peut-être la remarquable pérennité de son triomphe.

    Car l’œuvre n’est pas un manifeste, elle ne verse jamais dans la critique sociale7 ou l’argumentation idéologique ; elle n’est qu’une simple et sincère histoire d’amour dont le ressort, loin de l’héroïsme et de l’emphase passionnelle de l’époque romantique, loin aussi de l’argumentation politique ou corporatiste particulièrement florissante en cette fin de siècle, est avant tout sentimental.

    Des êtres qui s’aiment et se déchirent, des moments de rire et de détresse, la perte d’un être cher fauché par la maladie... Miroir de la vie, dérisoire et fragile, La Bohème est un chant nostalgique sur l’innocence de la jeunesse et le temps qui passe... Rien de plus que cela ?

    Non. Rien. Et c’est bien ainsi. Et c’est beau ainsi.

    Indescriptible poésie de la musique !

    Paul Klee l’avait compris :

     “Comme drame, cette intrigue primitive et sans idée préalable ne serait que d’un piètre effet. Mais grâce à la musique, intervient une humanisation des choses, d’un accent si profond et si poignant que la plus haute compassion accueille comme ennoblies pareilles figures et pareilles destinées8.


    _____________________________

    1 - Murger, Henry, Scènes de la vie de bohème, Librairie d’Amateurs, Gibert Jeune, Paris, 1939.

    2 - “Le mot de grisette, qui désigne alors les compagnes des bohémiens, était à l’origine, une pièce de tissu grise de peu de valeur. Par métonymie, il désigne des jeunes filles issues de milieux modestes, souvent petites ouvrières qui travaillent la semaine et aiment à s’amuser le dimanche..., modèles pour artistes ou actrices débutantes (...). Jeune femme simple, peu cultivée et s’exprimant mal, la grisette apparaît au théâtre comme une grande sentimentale, condamnée au concubinage et souvent exploitée par son compagnon dont elle n’est finalement que la servante. C’est avec Nerval et Musset qu’apparaît une figure nouvelle et originale, la grisette vertueuse — le personnage de Mimi Pinson (1845) donnera d’ailleurs son nom à la Mimi de Murger et de Puccini”. Anglade, Sandrine, La bohème à Paris. Entre spleen et idéal, “La Bohème”, Programme de l’Opéra de Bordeaux, avril 1998.

    3 - Nadar, Histoire de Murger, pour servir à l’histoire de la vraie bohème, par trois buveurs d’eau, Paris, Hetzel, 1862.

    4 - Illica avait dix ans de moins que Giacosa et à peu près le même âge que Puccini (le compositeur était né en 1858 et le librettiste en 1857).

    5 - Kelkel, Manfred, Naturalisme, vérisme et réalisme dans l’opéra, Paris, J. Vrin, 1984.

    6 - Caractère qui diffère assez sensiblement des leitmotive wagnériens soumis, au gré de leur apparition, à de multiples altérations et modulations.

    7 - La phtisie de Mimi, par exemple, est vécue comme une fatalité et non comme la conséquence logique de l’existence misérable qu’enduraient les grisettes.

    8 - Klee, Paul, Journal, Paris, Grasset, 1959. Notons que le célèbre peintre fut un excellent musicien et occupa un poste de violoniste à l’orchestre de Berne de 1902 à1906.

     

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    [Version intégrale] La Scala, 1979. L'inégalable Pavarotti. Qui plus est sous la direction de Kleiber ! Ecoutez le sublime "Che gelida manina" à 20'28". Un rêve !



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    « Faites bouillir quatre opéras de Rossini… »

     

    « Faites bouillir quatre opéras de Rossini et un de Bellini avec une symphonie de Beethoven, mettez le tout en mesures vives, peu de croches, beaucoup de triples croches, et vous avez Don Pasquale »

    S’il nous était permis de paraphraser Stendhal1, il y a fort à parier que la « recette » de Don Pasquale ressemblerait à cela.

    De fait, l’art bouffe de Donizetti doit beaucoup à son illustre prédécesseur Rossini. Il faut dire que leur formation musicale trahit quelques similitudes qui ne sont pas étrangères à cet état de fait.

     

    Gaetano Donizetti naît à Bergame le 29 novembre 1797. Bien qu’ayant envisagé pour lui une carrière juridique, ses parents ne renoncent pas — malgré la maigreur des subsides familiaux (le père est portier au mont-de-piété, la mère tisseuse de toiles) — à lui offrir une éducation musicale convenable. Aussi le gamin est-t-il admis, à neuf ans, dans l’école gratuite ouverte à Bergame par Giovanni Simone Mayr, maître de chapelle de la basilique Santa Maria Maggiore. Deux ans plus tard, les facilités de l’enfant et sa personnalité attachante, poussent Mayr à en faire le héros d’un pasticcio de sa composition : Il Piccolo Compositore di musica. Après avoir choyé son élève, après lui avoir transmis les fondamentaux de l’harmonie et du contrepoint ainsi que la maîtrise du clavecin, après l’avoir abreuvé des partitions de Haydn, Mozart et Beethoven (rappelons qu’en dépit de l’italianisation de ses prénoms, Johann Simon Mayr était un compositeur bavarois), l’auteur de Medea in Corinto confie Donizetti au célébrissime professeur de Rossini, le padre Stanislao Mattei. Aussi l’adolescent étudie-t-il, deux années durant, au fameux liceo musicale de Bologne. C’est là, en 1816 (année de la création du Barbiere di Siviglia), qu’il compose son premier opéra : Il Pigmalione, qui ne verra jamais le jour. Qu’à cela ne tienne, de retour à Bergame, le musicien est accueilli à bras ouverts par Mayr qui le présente à l’impresario Paolo Zancla, lequel lui offre son premier contrat : il s’agit de composer un opéra pour un théâtre vénitien. S’assurant, pour la rédaction du livret, la collaboration d’un ancien élève de Mayr, Bartolomeo Merelli (futur directeur de la Scala de Milan), Donizetti compose Enrico di Borgogna. Présentée à l’occasion de la réouverture du Teatro San Luca de Venise2 le 14 novembre 1818, l’œuvre remporte un franc succès, si bien que le musicien se voit contraint de griffonner à la hâte une farce musicale nommée Una Follia que le même public vénitien découvre un mois plus tard. Mais cette œuvrette en un acte ne correspond guère à l’ambition du compositeur qui se lance alors dans un ouvrage bouffe de plus grande envergure : Pietro il grande, czar delle Russie, ossia Il Falegname di Livonia3 . Et les pérégrinations cocasses du tsar charpentier travaillant sous une fausse identité sur les chantiers de Saardam soulèvent l’enthousiasme du public du Teatro San Samuele de Venise à la fin de l’année 1819.

    Flatté par les succès prometteurs de son protégé, l’incontournable Mayr le pousse à rencontrer le librettiste Jacopo Ferretti, par ailleurs impresario du Teatro Argentina de Rome. Aussi est-ce tout naturellement sur cette scène qu’est créé, le 28 janvier 1822, Zoraïda di Granata, opera seria en 2 actes, dont l’accueil triomphal lance véritablement la carrière lyrique du compositeur. Près de soixante-dix opéras suivront, dont les célèbres Anna Bolena (1830), L’Elisir d’amore (1832), Lucrezia Borgia (1833), Maria Stuarda (1834), Lucia di Lammermoor (1835), Roberto Devereux (1837), LesMartyrs (1840), La Fille du régiment (1840), La Favorite (1840), Maria Padilla (1841), Linda di Chamounix (1842), Don Pasquale (1843), Maria di Rohan (1843), Le Duc d’Albe (création posthume, 1882), avant que la syphilis et la folie n’emportent Donizetti.

    L’un de ses plus ardents défenseurs, l’immense ténor Gilbert-Louis Duprez, laissera de ce dernier le portrait suivant : « C’était un homme de caractère sympathique, d’un commerce agréable, connaissant sa valeur et n’en tirant point de vanité, doué d’une imagination féconde et sans cesse en activité ; car il ne pouvait avoir quatre vers dans sa poche sans qu’il les mît en musique, debout, marchant, mangeant ou se reposant (…) ; aussi amoureux des plaisirs des sens que des travaux de l’imagination, il usa dans cette double existence toutes ses facultés physiques et morales »4. Treize ans après son compatriote Bellini, Donizetti disparaît donc, en 1848, laissant les destinées de l’école lyrique italienne entre les mains du seul Verdi.

     

    Alors que ce dernier vient de créer — avec le succès que l’on sait — Nabucco au Teatro alla Scala de Milan le 9 mars 1842, Donizetti doit se rendre à Paris afin, entre autres, de superviser, au Théâtre Italien, la reprise de Linda di Chamounix. Et c’est précisément en parallèle des répétitions que le compositeur commence la rédaction de Don Pasquale, répondant en cela à la commande de Jules Janin, nouveau directeur de cette scène, laquelle passe alors pour l’une des plus courues du Paris lyrique.

    Puisé dans le Ser Marcantonio qu’Angelo Anelli avait rédigé pour Stefano Pavesi (1810), le livret de Don Pasquale (énième variation sur le thème du vieillard berné) n’a rien d’original. L’adaptation en est confiée au librettiste Giovanni Ruffini. Mais, les délais impossibles imposés par le calendrier ainsi que les incessantes interventions du compositeur irritent Ruffini au point que celui-ci désire retirer son nom de l’affiche, si bien que l’on peut considérer Donizetti comme le co-auteur du livret.

    Quant à la géniale partition, la légende veut qu’elle ait été écrite en huit jours !

    Le succès, pourtant, ne semblait guère assuré, comme le souligne Henri de Curzon : « C’était à la dernière répétition, avant la soirée publique ; l’orchestre paraissait glacial, sans un mot sympathique, un signe d’approbation (…). Don Pasquale semblait condamné ; les directeurs étaient atterrés, blêmissaient déjà devant les sifflets du public… » 5.

    Devant cette sinistre atmosphère, on raconte que Donizetti se rendit à son hôtel, le Manschester, rue de Grammont, pour aller chercher une aria enfermée dans un tiroir. « Tiens, prends — souffla-t-il à son éditeur — voilà ce qui manque à Don Pasquale ; porte-le vite à Mario, qu’il l’apprenne sans désemparer, et dis-lui que j’irai le lui faire répéter ce soir »6. C’était la fameuse sérénade qu’Ernesto entonnerait à la fin de l’Acte III.

    Sérénade ou pas, la première de Don Pasquale le 3 janvier 1843 est un véritable triomphe. Si l’œuvre brille par son intrigue enlevée et sa musique inspirée, le quatuor d’artistes ayant défendu la partition n’est pas étranger à cette considérable réussite. Il faut dire que sont acclamés ce soir là des chanteurs qui demeurent parmi les plus extraordinaires voix de l’histoire de l’opéra : Luigi Lablache (Don Pasquale), Giulia Grisi (Norina), Giovanni Mario (Ernesto), Antonio Tamburini (Malatesta). Si une partie de la presse boude cependant son plaisir — on taxe le livret de « canevas flétrit », on souligne que le compositeur « sacrifie à la paresse » (Le Courrier Français) ou qu’il « fait probablement tout ce qu’il peut pour être bouffe mais on cherche en vain à dissimuler qu’il y réussit rarement » (Le National) —, de nombreux journaux soulignent la qualité d’une partition « pétillante d’esprit et de verve » (Le Globe), et voient en cet opus comique de Donizetti « un de ses meilleurs ouvrages » (Le Moniteur Universel).

     

    A l’heure où triomphe la sensibilité romantique, à l’heure où la capitale se passionne pour les légendes médiévales et les opéras ou ballets emplis d’âmes mortes flottant dans les brumes obscures des forêts germaniques ou écossaises (Giselle ou Les Wilis fut créé en 1841), il est assez surprenant que Don Pasquale ait à ce point séduit. Non solidaire de ce courant nouveau, et sentant peut-être qu’il était « passé de mode », Rossini, depuis 1829 (date de la création de Guillaume Tell), s’était tu.

    Aussi le succès de Don Pasquale — que l’on rapproche fréquemment des ouvrages de l’auteur du Barbiere — pousse à s’interroger sur l’authenticité et les limites de cette filiation.

    On aurait beau jeu — et d’autres l’on fait avant nous — de souligner les traces du puissant héritage : une écriture musicale respirant au rythme de l’évolution dramatique (évitant effets gratuits et temps morts), une attention particulière pour l’orchestre (lequel n’est pas sacrifié au bénéfice des voix), une propension à se moquer de tout y compris de soi-même, une volonté réelle de surprendre, une savante utilisation du « tourbillon » linguistiquo-musical (en poussant ses personnages, du fait du rythme insensé imposé, à prononcer l’imprononçable ou l'incompréhensible, ce qui décuple l’effet comique d'une scène, comme en témoigne le fameux « Vedrai se giovine… » grommelé par Don Pasquale à la Scène 5 de l’Acte III), une délectation à construire des crescendi irrésistibles (tel le finale de l’Acte II)…7

    Tous ces éléments — emblématiques de la mathématique comique rossinienne — se trouvent effectivement exploités dans Don Pasquale.

    Et pourtant…, l’œuvre « sonne » différemment. Comme si la franche jovialité de « cygne de Pesaro » semblait teintée d’une profondeur inhabituelle, ou habillée d’un léger parfum de mélancolie. Il n’est qu’à tendre l’oreille pour s’en convaincre : l’aria « Povero Ernesto » (dont le thème introductif, exposé à la trompette, ajoute à la tristesse de l’atmosphère - Ernesto, Acte II, Scène 1) ou encore le touchant « Quel guardo il cavaliere » (Norina, Acte I, Scène 4) en attestent.

     

    En effet, dans cet ouvrage ostensiblement léger où domine la personnalité de la belle Norina, Donizetti n’a pas oublié ses héroïnes dramatiques antérieures (Lucrezia Borgia, Anna Bolena ou Lucia di Lammermoor) ni leurs sœurs belliniennes (Amina et Norma). Et il demeure évidemment conscient de l’irréversible chemin parcouru depuis Rossini. Facteur intense d’émotion, le traitement nouveau affecté à la ligne vocale se devait d’être maintenu, tout comme la tessiture féminine reine de l’époque romantique : le soprano. Finies les Rosina ou Angelina8 et leurs acrobaties vocales gratuites plongeant à l’envi dans le grave. Le temps était venu de prendre de la hauteur, de pousser la voix — fut-ce celle d’une simple veuve telle Norina — dans l’inaccessible registre de l’aigu et du sur-aigu ; en d’autres termes, de faire de l’héroïne d’opéra, de la prima dona (ou de la « diva ») un être impalpable et éthéré à l’image des sylphides ou wilis qui hantaient les légendes dont s’inspiraient alors maints auteurs (le rôle de Norina, notons-le, s’étend depuis le si grave jusqu’au contre-ré bémol). Car l’amante d’Ernesto, au-delà de son caractère bouffe, par maints aspects de l’écriture musicale qui lui a été affectée, est une bien une héroïne romantique.

     

    A travers ces éléments, se dessine la mort des lois régissant depuis des lustres l’opéra italien : la séparation des genres seria et buffa. De fait, en offrant aux rôles principaux des ouvrages bouffes une intensité, une profondeur jadis réservées au seria, la fièvre romantique colportée par Donizetti envahi le genre, altérant sa spécificité. Et la séculaire dualité du théâtre lyrique va en mourir.

    Certes, à la fin du XVIIIe siècle, Mozart avait œuvré dans cette direction, mais il n’était pas Italien, et Rossini avait su perpétuer la tradition.

    Avec son Don Pasquale, Donizetti accomplit l’étrange et paradoxale prouesse de donner naissance à l’un des plus brillants chefs-d’œuvre du genre buffa, tout en lui portant un coup mortel !


    _______________________

    1 - La citation originale de l’auteur de La Chartreuse de Parme (au sujet du plus célèbre ouvrage lyrique de Rossini) est la suivante : « Faites bouillir quatre opéras de Cimarosa et deux de Paisiello avec une symphonie de Beethoven, mettez le tout en mesures vives, peu de croches, beaucoup de triples croches, et vous avez Le Barbier ».

    2 – Aujourd’hui Teatro Goldoni.

    3 – Pierre le Grand, tsar de Russie ou Le Charpentier de Livonie.

    4 – Duprez, Gilbert-Louis, Souvenirs d’un chanteur, Paris, Calmann-Lévy, 1880.

    5 - Citation tirée d’un article d’Henri de Curzon pour la revue Musica (1907).

    6 – Ibid.

    7 – On consultera à ce sujet : L’Italiana in Algeri ou la divine recette comique du maestro Rossini (Programme de L’Italiana in Algeri - Opéra de Nice, saison 2003-2004).

    8 - Deux rôles majeurs du répertoire rossinien (Il Barbiere di Siviglia et La Cenerentola) de tessiture mezzo-soprano.

     

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    « C’est Manon Lescaut que vous voulez ? »

     

    « Il avait donc vingt-quatre ans quand, un beau jour, sa jeune maîtresse, inconstante et volage comme Manon, aussi jolie sans doute, lui dit en souriant : “Adieu, Je pars ! adieu, j’en aime un autre !” Il courba la tête sous ce cri inattendu, son cœur se brisa comme se brise toujours le cœur la première fois… Il revint avec ardeur à la vie paisible, à l’étude, aux vieux livres, à la prière, à la méditation. — D’amoureux défroqué, il se fit bénédictin, et encore un bénédictin de la vieille roche, c’est-à-dire un savant, un utile, un véritable bénédictin. »1

    Voici en quels termes Jules Janin décrivait un épisode singulier de la vie de l’abbé Prévost, situé quelques années avant que, depuis la Hollande, celui-ci donne naissance à son chef-d’œuvre Manon Lescaut. Issu du tome VII des Mémoires d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde, le fameux roman n’adopta le titre que nous lui connaissons aujourd’hui — L’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut — qu’en 1753, lors de l’édition définitive.

    Particulièrement sulfureux de par les vices arborés par son héroïne, l’ouvrage remporta un succès considérable et, du fait de l’intensité des sentiments exposés, marqua nettement la génération romantique. Car la passion y brûle. Et le parfum de vérité, d’aventure vécue qui s’en dégage, trahit le caractère partiellement autobiographique de l’intrigue.

     

    Lorsque Massenet s’emparait du sujet en 1881, il ne faisait pas véritablement œuvre d’originalité. De fait, pour ne citer que la France, divers compositeurs s’étaient déjà mesurés à l’héroïne : Halévy pour un ballet en trois actes en 1830, Balfe six ans plus tard pour un opéra, et surtout Auber pour un opéra-comique demeuré célèbre en 1856. La « rencontre » entre Massenet et Manon, d’ailleurs, était tant le fruit de la nécessité que celui du hasard, comme le raconta le compositeur lui-même dans ses Souvenirs :

    « Par un certain matin de l’automne 1881, j’étais assez agité, anxieux même, Carvalho, alors directeur de l’Opéra Comique, m’avait confié trois actes, la Phœbé d’Henri Meilhac. Je les avais lus, relus, rien ne m’avait séduit : je me heurtais contre le travail à faire ; j’en étais énervé, impatienté !

    Rempli d’une belle bravoure, je fus donc chez Meilhac […]. L’heureux auteur […] était dans sa bibliothèque, au milieu de ses livres rarissimes aux reliures merveilleuses […].

    “C’est terminé” ? me fit-il.” […]

    “Oui, c’est terminé ; nous n’en reparlerons plus jamais !” […]

    Ma perplexité était extrême, je voyais le vide, le néant autour de moi, le titre d’un ouvrage me frappa comme une révélation.

    Manon, m’écriai-je en montrant du doigt le livre à Meilhac.

    - Manon Lescaut, c’est Manon Lescaut que vous voulez ?

    - Non ! Manon, Manon tout court ; Manon c’est Manon »2.

     

    Et Henri Meilhac — accompagné du poète Philippe Gille — se mit immédiatement au travail. Un contrat leur fut proposé le 2 février 1882 par Georges Hartmann, l’éditeur de Massenet. Le compositeur, quant à lui, se lança dans la partition dès le mois de mai.

    L’été venu, Massenet aimait à rendre visite à Meilhac, dans sa résidence de villégiature — le pavillon Henri IV à Saint-Germain. Là, les deux hommes, rejoints à l’occasion par Gille, modifiaient, amendaient, réorientaient le livret. Les exigences du musicien étaient nombreuses (c’est d’ailleurs à lui seul que l’on doit l’acte de Transylvanie) mais l’atmosphère de travail demeurait calme et sereine. Un séjour dans la chambre jadis occupée par l’abbé Prévost à La Haye enrichit son inspiration et, le 19 octobre 1882, la partition de Manon était (quasi) achevée : « J’ai terminé Manon ce matin, à l’instant ! » notera le musicien. L’orchestration suivrait, occupant Massenet de mars à juillet.

     

    Restait à faire accepter l’œuvre au directeur de l’Opéra Comique afin qu’elle puisse être tôt représentée. Aussi, rendez-vous fut pris auprès de Léon Carvalho le 12 février 1883. Là, au 54 rue de Prony, après un délicieux dîner réunissant Carvalho et son épouse — la célèbre chanteuse Caroline Miolan-Carvalho —, Meilhac, Gille et Cuillard, Massenet fit entendre son œuvre, laquelle sembla produire le meilleur effet sur le petit auditoire. Enthousiaste, la diva embrassa le musicien répétant à l’envi : « Que n’ai-je vingt ans de moins ! ».

    Et les répétitions de Manon débutèrent en septembre. L’atmosphère de travail était cependant assombrie par une légère tension entre Massenet et Carvalho, chargé de la mise en scène. De fait, ce dernier ruminait alors quelque rancœur à l’encontre du musicien. Il faut dire que le compositeur avait trouvé le moyen imparable d’empêcher le bouillonnant directeur de donner libre cours à sa fâcheuse mais incontournable habitude : faire modifier, en cours de répétition, les ouvrages qu’il montait dans « son » théâtre. Dès les premières répétitions d’ensemble, Massenet s’était présenté à l’Opéra Comique avec la partition déjà imprimée, cela interdisant au metteur en scène toute modification. « Elle est donc en bronze ? » lança Carvalho avec dépit. Et l’œuvre resta telle que Massenet l’avait imaginée.

     

    La création de Manon eut lieu le 19 janvier 1884.

    N’ayant pu convaincre Brasseur, le directeur du Théâtre des Nouveautés, de libérer son artiste fétiche Marguerite Vaillant, Massenet proposa le rôle-titre à Marie Heilbronn. Ayant créée le rôle d’Alice de Kerdrel dans La Grand’Tante en 1867, celle-ci était une « vieille » connaissance du compositeur ; connaissance qui s’était illustrée dès 1873 à la Scala de Milan en incarnant une bouleversante Violetta dans La Traviata de Verdi. Ayant ensuite embrassé une vie nouvelle après être devenue vicomtesse de la Panouse, Marie Heilbronn s’était quelque peu éloignée de la scène (cela d’autant qu’elle souffrait d’ennuis de santé) pour y revenir finalement, séduite par l’héroïne de Massenet.

    C’est Jean-Alexandre Talazac — créateur, en 1881, du rôle d’Hoffmann dans Les Contes d’Hoffmann d’Offenbach et, deux ans plus tard, du rôle de Gerald dans Lakmé de Delibes — qui lui donnait la réplique sous les traits de Des Grieux.

    La première fut un incontestable succès public même si certains observateurs « avertis » ne ménagèrent pas leurs critiques en fustigeant l’insupportable bourdonnement de la musique de Massenet jugée trop ou pas assez wagnérienne selon les avis. Le plus virulent fut Henri Maret, envoyé du journal Le Radical, qui lança dans l’édition du 23 janvier 1884 : « Pauvre Manon ! qui t’aurait prédit qu’un jour tu serais entourée de tout ce vacarme ! Toi, jolie fille de ce siècle élégant et léger, des petits vers et des petites maisons, te voilà, de par la musique savante, égalée aux Walkyries et aux héroïnes des Niebelungen ! […] Je ne sais pas si, comme on l’a dit, Massenet a lu, par hasard, Manon Lescaut. […] De ce pastel simple et gracieux, il a fait une fresque effroyable. Que de tapage, bon Dieu ! »3. Hermétiques aux accents de la nouveauté, les fâcheux n’avaient su lire la subtile dualité de la partition.

     

    Enracinée dans le XVIIIe siècle, l’intrigue inspira à Massenet la peinture musicale de ce temps. Certes, il ne s’agissait pas pour le compositeur de travestir son style en plagiant l’époque classique, mais d’en rappeler, par de spirituelles touches, le ton et la couleur. Aussi l’ouverture témoigne-t-elle de cette volonté par la légèreté et le brillant qui la traversent, à la manière d’un pastiche galant. Cette coloration spécifique — quasi parodique — habite également de nombreuses mesures des premières scènes avant de culminer au premier tableau de l’Acte III, acte du « Ballet », où retentissent, de manière récurrente, les notes poudrées d’un menuet délicat. Ces évocations musicales du siècle des Lumières n’avaient pas pour seule vocation de situer l’œuvre chronologiquement, elles accentuaient le contraste avec la sensibilité post-romantique du compositeur. De fait, c’est précisément parce qu’ils succédaient à l’esprit XVIIIe, que les déchirements passionnels de la partition (ainsi mis en relief par cet environnement stylistiquement étranger) atteignaient une telle intensité.

    Cette architecture singulière traduisait toute la théâtralité de la musique de Massenet. Théâtralité que l’on retrouvait dans la savante alternance entre légèreté et tragédie. Jugeons. Le premier air — tout d’insouciance — de l’héroïne ne laissait-il pas place, un peu plus tard, au sombre « Allons, Manon, plus de chimères » ? Et l’écriture vocale elle-même ne répondait-elle pas en écho à ce contraste en faisant succéder aux vocalises éblouissantes du premier et les élans dramatiques du second ?

     

    Partition duelle donc, reflétant somme toute le caractère ambigu (double lui aussi !) de Manon : femme et enfant, perfide et sincère, infidèle et amoureuse, cupide et franche, désirable et ignoble.

    Car l’héroïne musicalement attachante que dépeint Massenet, offre d’elle un portrait psychologique finalement peu flatteur. Image ambiguë de la féminité sur laquelle le sexe fort de la fin du XIXe siècle médite. Neuf ans avant Manon, Carmen (rebelle et fière) avait sérieusement déstabilisé les certitudes mâles, celles-là même qui clamaient, par la voix de Maupassant préfaçant l’œuvre de Prévost : « Malgré l’expérience des siècles qui ont prouvé que la femme, sans exception, est incapable de tout travail vraiment artiste ou vraiment scientifique, on s’efforce aujourd’hui de nous imposer la femme médecin ou la femme politique. La tentative est inutile puisque nous n’avons pas encore la femme peintre ou la femme musicienne, malgré les efforts acharnés de toutes les filles de concierges et de toutes les filles à marier en général qui étudient le piano et même la composition avec une persévérance digne d’un meilleur succès, ou qui gâchent de la couleur à l’huile et de la couleur à l’eau, travaillent la brosse et même le nu sans parvenir à peindre autre chose que des éventails, des fleurs, des fonds d’assiettes ou des portraits médiocres. La femme sur terre a deux rôles bien distincts et charmants tous deux : l’amour et la maternité »4.

    Conclusion radicale ! Mais caduque. Car, ne nous y trompons pas, le fiel misogyne de l’auteur de Bel-Ami ne reflète qu’une inexorable agonie. Celle d’un temps qui n’est plus. De fait, Manon, en 1884, lorsque Massenet en brosse le nostalgique portrait, est à l’article de la mort. Atteinte, avant même sa naissance, par Carmen, elle expirera bientôt sous les coups quasi simultanés de Louise et Mélisande, archétypes d’une féminité nouvelle et libre.

     

    Cependant — paradoxe là encore — l’agonie évoquée à l’instant (liée à la perception rétrograde de la féminité), traduit également l’aube d’un temps nouveau.

    Si l’abbé Prévost avait jadis innové en faisant d’une prostituée l’héroïne de son roman, Massenet ne déméritait pas. Il n’inventait certes rien en répétant l’opération cent cinquante-trois ans plus tard pour son opéra (cela d’autant que Verdi, s’inspirant de Dumas fils, l’avait précédé avec La Traviata en 1853), mais le fait de brosser le portrait d’une représentante de la classe sociale la plus vile, de la frange parmi les moins fréquentables de la société — une fille de joie — allait être l’ambition imminente des véristes, réalistes et autres naturalistes en cette fin du XIXe siècle. Dans ce contexte, les prostituées fleuriraient bientôt sur la scène des théâtres lyriques : Mimi et Musetta (La Bohème, 1896), Stephana (Siberia, Giordano, 1903), Cio-Cio San (Madama Butterfly, Puccini, 1904), La Maslowa (Risurrezione, Alfano, 1904), Grete (Der ferne Klang, Schreker, 1912), Jenny (Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny, Weill, 1930), Lulu (Lulu, Berg, 1937)…

    En cela, la Manon de Massenet (si l’on s’éloigne un instant de son décor XVIIIe), préfigure les années à venir. Puccini en atteste, lui qui s’emparera à son tour du sulfureux personnage, comme si l’air du temps avait poussé Meilhac à répéter au père de Tosca les paroles naguère lancées à Massenet : « C’est Manon Lescaut que vous voulez ? »5.

     

    __________________________

    1 – Janin, Jules, Notice biographique précédant l’Histoire de Manon Lescaut et du chevalier Des Grieux, Paris, E. Bourdin, s.d.

    2 – Massenet, Jules, Mes souvenirs, Paris, Editions Plume, 1992.

    3 – Citation extraite de : Schneider, Louis, Massenet, Paris, L. Carteret Editeur, 1908.

    4 – Prévost, Abbé, Manon Lescaut, Préface, Paris, Editions Jules Tallandier, s. d.

    5 – Manon Lescaut de Puccini sera créée sur la scène du Teatro Regio de Turin le 1er février 1893. Connaissant l’ouvrage de Massenet, le compositeur avait indiqué à son éditeur Giulio Ricordi que le Français avait traité le sujet avec « de la poudre et des menuets » alors que, lui, allait insuffler à son œuvre une « passion désespérée ».

     

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    Nous sommes proches de la fin de l'opéra, au Havre, peu avant l'exil de Manon (Kiri Te Kanawa). Et Des Grieux supplie qu'on veuille bien l'engager comme mousse dans le bâteau qui emmène celle qui l'aime. Plácido Domingo exceptionnel d'intensité et d'émotion...




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    Un thriller lyrique nommé Tosca

     

    « Cette créature exquise a été ramassée dans les champs, à l'état sauvage, gardant les chèvres. Les Bénédictines de Vérone, qui l'avaient recueillie par charité, ne lui avaient guère appris qu'à lire et à prier ; mais elle est de celles qui ont vite fait de deviner ce qu'elles ignorent. Son premier maître de musique fut l'organiste du couvent. Elle profita si bien de ses leçons qu'à seize ans elle avait déjà sa petite célébrité. On venait l'entendre aux jours de fête. Cimarosa, amené par un ami, se mit en tête de la disputer à Dieu, et de lui faire chanter l'opéra. Mais les Bénédictines ne voulaient pas la céder au diable. Ce fut un beau combat. (…) le défunt pape dut intervenir, l'entendit et, charmé, lui dit en lui tapant sur la joue : Allez en liberté, ma fille, vous attendrirez tous les cœurs, comme le mien, vous ferez verser de douces larmes… et c'est encore une façon de prier Dieu »1.

    Tel est le portrait que le peintre Mario Cavaradossi faisait de son amante Floria Tosca dans la célèbre pièce de Victorien Sardou. Et c'est ainsi que Puccini fit sa connaissance, à Milan, un soir de 1889. En dépit de la barrière de langue — qui ne lui était guère familière —, le compositeur en tomba amoureux. Il faut dire que la cantatrice était interprétée par l'une des plus fascinantes comédiennes que le théâtre ait jamais connu, la grande Sarah Bernhardt. Et Tosca était son rôle fétiche, celui avec lequel elle allait inaugurer, en 1899 à Paris, le théâtre qui porterait son nom.

     

    Froissé par l'échec récent d'Edgar en avril 1889 — principalement en raison d'un livret inconsistant — Puccini était désormais extrêmement attentif à la qualité de l'intrigue qu'il mettait en musique. Aussi pensait-il tenir avec le drame de Sardou un excellent argument, une intrigue correspondant à l’idée qu’il se faisait du théâtre lyrique, idée qui marquera la totalité de son œuvre : « Il faut mettre en musique des passions véritables, des passions humaines, l’amour et la douleur, le sourire et les larmes et que je les sente, qu’elles m’empoignent, qu’elles me secouent. C’est alors seulement que je peux écrire de la musique et c’est pourquoi je suis si exigeant et circonspect sur le choix d’un sujet. Me mettre à travailler à travailler sur un sujet que je n’aime pas, c’est une misère ».

    De fait, chez Puccini, c’est le livret qui déclenchait, orientait, inspirait la composition. Comme il le déclara un an avant sa mort, le musicien « voyait » littéralement les tableaux de ses ouvrages avant d’en écrire la musique : « Je vois les personnages et les couleurs et les gestes des personnages. Je suis un homme de théâtre. Je fais du théâtre. Si, enfermé ici [à Torre del Lago], je ne réussis pas à voir largement ouverte, devant moi, la grande fenêtre, je veux dire la scène, je ne peux écrire une note ».

     

    La pièce de Sardou, donc, l’intéressait au plus haut point. Aussi s’empressa-t-il de demander à son éditeur Giulio Ricordi de se rapprocher de l’écrivain français afin que celui-ci accepte que l'on tire de sa pièce un livret d'opéra. L'éditeur entreprit aussitôt les démarches nécessaires lesquelles, hélas, traînèrent quelque peu en longueur au point de pousser le compositeur à se lancer dans un projet nouveau tiré de La Véritable histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut de l'abbé Prévost. Et ce avec l'intention de faire oublier les ouvrages à succès que le roman avait inspiré à Auber en 1856 et à Massenet vingt-huit ans plus tard.

    Lorsque Ricordi obtînt finalement l'aval de Sardou, Puccini, absorbé par la composition de Manon Lescaut, sembla se désintéresser du sujet. C'est donc vers Alberto Franchetti que se tourna l'éditeur. L'auteur d'Asrael et de Cristoforo Colombo, futur directeur du Conservatoire Cherubini à Florence, se mit au travail, encouragé par Verdi qui, ayant pris connaissance du texte bâti par le librettiste Illica, ne cacha pas son enthousiasme2. Le jugement autorisé de l’illustre maestro parvint aux oreilles de Puccini et l'incita à réviser sa position : Tosca devait lui revenir à tout prix !

    Ricordi — conscient que le talent de ce dernier dépassait largement celui de son collègue — fut chargé de la basse besogne consistant à convaincre Franchetti (à coups d'arguments fallacieux soulignant le caractère indécent et immoral d'une œuvre où l'on assassinait le représentant de l'ordre, où l'on torturait ouvertement, où la chair servait de monnaie d'échange…) d'abandonner l'ouvrage qu'on venait de lui confier !3 Celui-ci lâcha finalement prise durant l'été 1895.

    Il ne restait plus à Puccini qu'à terminer sa dernière entreprise, La Bohème (qui fut créée en 1896), avant de s’atteler à la composition de Tosca. Giuseppe Giacosa —bien qu'assez réticent quant à la nature « anti-poétique » de l'intrigue — fut convié à rejoindre l'aventure avec pour mission de versifier le texte d'Illica. La collaboration des deux librettistes avec Puccini ne se déroula pas sans accrocs : le musicien (qui devançait fréquemment, par son inspiration et la rapidité de sa composition, le travail des deux auteurs) réclamait une cascade de modifications, réécritures, ajouts, suppressions, réadaptations, imposant implacablement sa volonté aux duettistes contraints à capituler. Mieux, ni Sardou, rencontré à Paris au printemps 1898 et en janvier 1899 (qui voulait Tosca « morte à n'importe quel prix »4), ni Ricordi (qui affirmait au compositeur : « le troisième acte de Tosca, tel qu'il est, me semble une grave erreur de conception et de facture. Erreur grave au point d'effacer, à mon avis, l'intéressante impression du premier acte, et la très forte émotion que suscitera probablement le second, véritable chef-d'œuvre d'efficacité et d'expression tragique »5) ne parvinrent à modifier sa conception de l'œuvre.

    Et les répétitions démarrèrent sous l'œil d'un Puccini confiant en la pertinence de ses choix.

    Des nuages ne tardèrent cependant pas à se former à l'horizon, assombrissant considérablement la perspective du triomphe espéré au Teatro Costanzi de Rome : les décors et costumes avaient été commandés à Adolfo von Hohenstein, un « étranger » qui ne bénéficiait pas d'une grande popularité dans la ville ; de plus, le metteur en scène Tito Ricordi avait réussi à se brouiller avec les journalistes en leur priant — contrairement à l'usage — de bien vouloir débarrasser le plancher pendant les répétitions. A cela s'ajoutaient, en plus des lettres anonymes reçues par les artistes, des rumeurs sur une cabale soi-disant orchestrée par le rival Mascagni.

    Inutile de dire que, dans ce contexte, l'atmosphère qui régnait le 14 janvier 1900, jour de première, était quelque peu tendue. Pour compléter le tableau, vingt minutes avant le lever de rideau, le chef d'orchestre Leopoldo Mugnone se vit informer de la présence possible d'une bombe dans la salle ! Emmenée par Haricléa Darclée (Haricly Hartulary) — créatrice de La Wally (Catalani) en 1892 et Iris (Mascagni) en 1898 — dans le rôle de Tosca, Emilio de Marchi dans celui de Cavaradossi et Eugenio Giraldoni sous les traits de Scarpia, l'opéra débuta malgré tout. Après quelques minutes de musique, Mugnone, persuadé d'avoir entendu d'inquiétants murmures provenant du public, décida d'interrompre la représentation et disparut dans les coulisses. Il faut dire que le pauvre homme avait encore en tête les victimes de l'attentat perpétré au Liceu de Barcelone, quelques temps auparavant, alors qu'il se trouvait dans la fosse d'orchestre. Finalement rassuré, il revint peu après et l'opéra reprit… avant d'être interrompu à nouveau — mais par des applaudissements cette fois — à l'issue du « Recondita armonia », merveilleusement interprété par de Marchi.

    Lorsque le rideau se ferma, le succès était au rendez-vous. La critique, cependant, émis de nombreuses réserves fustigeant tant la vulgarité de l'intrigue que celle de la musique.

     

    C'est André Messager — brillant chef d'orchestre de la création française à l'Opéra-Comique le 13 octobre 1903 — qui fut l'un des premiers ardents défenseurs de la partition (même s'il ne goûtait guère le sujet) : « Par ses idées mélodiques qu'il essaye toujours de tenir au-dessus de la vulgarité, par le soin qu'il apporte à son écriture musicale et à son orchestration, Puccini se classe de suite parmi les compositeurs les mieux doués. (…) Il a fallu à Monsieur Puccini un talent et un tempérament dramatiques de premier ordre pour réussir le deuxième acte, celui de la torture qui, par l'uniformité de la situation, par la violence continue des sentiments, par la lutte où devaient se trouver les chanteurs contre l'orchestre, fut le plus difficile à réaliser en musique »6.

     

    Malgré quelques irréductibles encore hermétiques à la richesse et au souffle de l'œuvre, les milliers de représentations qui jalonnent la carrière de Tosca depuis sa création soulignent la clairvoyance du père de Véronique.

     

    Pouvait-il en être autrement tant le modernisme de cet opéra anticipait sur un spectacle qui allait marquer de manière indélébile l’art du XXe siècle : le cinéma ?

    De fait, la partition de Puccini ne débute-t-elle pas par quelques accords sombres qui propulsent directement l’auditeur au cœur du drame (aucune ouverture — jugée inutile par le compositeur — ne vient différer le commencement de l’action) ? Drame démarrant par une traque haletante, celle du fuyard Angelotti. Le rythme infernal de l’action est lancé. Et il ne s’interrompra qu’au baisser de rideau.

    Au fil de l’intrigue, excusez du peu, les cadavres s’amoncellent : Scarpia assassiné, Cavaradossi exécuté, sans oublier deux suicides, ceux d’Angelotti et de Tosca. Mieux, ce thriller lyrique n’omet aucun des deux ressorts qu’usera jusqu’à la corde le septième art : le sexe — en témoigne l’obsession du baron pour Tosca et le commerce charnel qu’il lui impose — et la violence, dont la scène de torture de l’Acte II est l’archétype.

     

    Le succès que connaît l’œuvre aujourd’hui — et les éléments précédemment évoqués en attestent — témoigne d’une adéquation parfaite avec notre sensibilité contemporaine.

    De plus, « un drame qui a été joué trois mille fois a toujours raison contre ceux qui ne l'aiment pas » clamait hier Victorien Sardou à propos de sa Tosca.

    L’affirmation ne vaut-elle pas pour celle de Puccini ?

    _____________________________

    1)  Sardou, Victorien, Théâtre complet, Volume I : « Tosca », Paris, Albin Michel, 1934-1961.

    2)  Giulio Ricordi et Luigi Illica s'étaient déplacés à Paris en octobre 1894 pour rendre visite à Victorien Sardou afin de lui présenter le livret ; âgé de 81 ans, Verdi se trouvait également dans la capitale pour la création française de son Otello et fut convié à l'audition. Il trouva le livret excellent.

    3)  Notons que, si la majorité des biographes avancent cette version des faits, William Weaver (dans Amour et sacrifice - La Tosca de Puccini, Decca, 1986) les évoquent d'une toute autre manière : « Le fils de Franchetti insista (lors d'une conversation avec l'auteur) sur le fait que son père était parfaitement au courant de l'intérêt que Puccini portait à Tosca et reconnaissait que le sujet convenait mieux aux talents de Puccini qu'aux siens propres ».

    4)  Lettre de Puccini à Ricordi datée du 13 janvier 1899.

    5)  Lettre de Ricordi à Puccini datée du 10 octobre 1899.

    6)  Messager, André, La Grande Revue, Paris, décembre 1903.

     

    VIDEOS

    "E lucevan le stelle...", peut-être le plus bel adieu à la vie de l'histoire de l'opéra (sans oublier l'air de Lenski précédant le duel dans Eugène Onéguine). Avec les merveilleuses couleurs et nuances du timbre de Plácido Domingo.

    Et Callas en 1964 chantant le "Vissi d'arte" à l'Opéra de Paris. Si le vibrato est devenu incertain dans l'aigu, l'intensité dramatique demeure.



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