• Bonsoir Pelléas. Excellent choix pour les vidéos. A quand l'évocation de Carmen et La Traviata ? Cavaradossi

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    À trop avoir courtisé la folie…

     

    « On a aimé, on a beaucoup aimé si j’en crois les applaudissements et les compliments que j’ai reçus. […] Chaque morceau fut écouté dans un religieux silence et accueilli avec les vivats les plus spontanés. Persiani, Duprez, Cosseli et Porto ont été parfaits, spécialement les deux premiers qui furent miraculeux », écrit Donizetti à son éditeur Giovanni Ricordi quelques heures après la création de Lucia de Lammermoor au Teatro San Carlo de Naples. Il faut dire qu'en ce 26 septembre 1835, l'admirable Fanny Persiani et le champion du contre-ut de poitrine, le grand Gilbert-Louis Duprez (destinataires des rôles de Lucia et Edgardo) ont fait sensation. La partition du Maître se prête à merveille à la virtuosité éblouissante de la première(1) et au timbre lumineux du second.

    Cet immense succès contraste assez sensiblement avec le précédent « essai » parisien du compositeur — Marino faliero — présenté au Théâtre Italien, le 12 mars 1835. À n’en pas douter, cette œuvre, sans doute moins inspirée, a souffert de la concurrence d’avec I Puritani de Bellini dévoilé au public sur la même scène en janvier.

    Mais lorsque Lucia vient au monde, Bellini n’est plus.

    Trois jours avant la date de la première, au faîte de sa gloire, ce jeune compositeur de 34 ans est emporté par une infection intestinale. Donizetti perd son rival et, comme Rossini a renoncé à composer depuis 1830, le voilà, pour quelque temps, seul grand représentant de l’école lyrique italienne (avant l’arrivée du grand Verdi, dont le premier succès véritable, Nabucco, retentira en 1842).

    Que de chemin parcouru depuis la modeste maison natale du vieux Bergame(2), depuis les premières leçons de musique de Johann-Simon Mayr ou les cours, à Bologne, du Padre Stanislao Mattei, le maître de Rossini ! Certes, le succès avait tôt comblé le compositeur avec Il Falegname di Livonia (1819), Zoraide di Granata (1822), La Zingara (1822), L’Aio nell’imbarazzo (1824) et surtout Anna Bolena (1830) avec laquelle il conquiert la célébrité, avant de composer les passionnants Elisir d’amore (1832), Lucrezia Borgia (1833) ou Maria Stuarda (1834).

    Aussi, le triomphe de Lucia conforte-t-il Donizetti dans sa gloire.

    Mais cette partition exemplaire ne doit rien au hasard. À l’admirable traitement du matériau vocal, à l’art consommé du maniement des couleurs orchestrales, s’ajoute le choix judicieux d’un sujet tout à fait au diapason de la sensibilité du moment.

    Comme Balzac ou Hugo qui en vantaient les mérites, les compositeurs du premier XIXème siècle, goûtent avec délice les écrits de Walter Scott distillant à l’envi ces atmosphères chéries des Romantiques où surgissent de châteaux, forêts et brumes les destins tragiques de personnages foudroyés par l’amour, la trahison, la folie et la mort.

    Rien d’étonnant, donc, à ce que le livret de Lucia — rédigé par Salvatore Cammarano, qui collabore alors pour la première fois avec Donizetti — suive l’un des « best-seller » du génial Ecossais, The Bride of Lammermoor (paru en 1819) ; Scott s’inspirant lui-même d’une chronique authentique de 1669 située à Carsceugh, comté du Witgonshire(3) : alors qu’elle avait engagé sa foi envers son amant, une noble et jeune Ecossaise est contrainte par sa famille à épouser un autre homme, et à commettre ainsi un parjure. Au terme de sa nuit de noces, elle est retrouvée folle auprès de son nouvel époux ensanglanté qui, après sa guérison, refusera à jamais d’évoquer les faits.

     

    Texte touffu, roman d’aventures touchant parfois au fantastique et souvent à l’humour, tissu de références shakespeariennes, The Bride of Lammermoor est avant tout un écrit construit selon la sensibilité de l’époque : haine, vengeance, violence et désespoir agitent des personnages environnés de présages et de superstition, « sans cela ce ne serait pas une histoire écossaise » précise, non sans malice, l’auteur. Alors que, dans le fait-divers « historique » original, personne ne sut réellement ce qu’il était advenu durant la nuit de noces, Walter Scott imagine, dans son œuvre, une Lucy criminelle, mais inconsciente de ses actes, devenue folle dans son désespoir ; fin romantique s’il en est, et qui, évidemment, exercera tout son pouvoir de séduction sur Donizetti.

    Dès sa parution, le roman connaît un immense succès dans l’Europe entière et se voit très vite adapté à la scène (l’opéra de Donizetti n’est-il pas le cinquième à aborder le sujet ?). En 1828, le dramaturge français Ducange crée au Théâtre de la Porte Saint-Martin La Fiancée de Lammermoor, avec une alléchante distribution réunissant les célèbres Marie Dorval et Frédérick Lemaître. Tout comme Ducange, Cammarano n’utilise pour son livret que les derniers chapitres du roman de Scott et en supprime les intrigues secondaires afin de ne conserver que la quintessence « romantique » des événements. Le sujet étant familier au public de l’époque, il était courant, sans risquer l’incompréhension, d’omettre certaines précisions. D’où la surprise de maints auditeurs d’aujourd’hui souvent perturbés par quelques « curiosités » du livret : Enrico vit dans un château qui porte le nom de son ennemi mortel ; Edgardo se rend en France pour des raisons dont il ne sera plus question par la suite ; il surgit brutalement au moment même où Lucia vient de rompre son serment...

    En dépit de ces menus raccourcis dramatiques ou incohérences, les événements s’enchaînent avec une redoutable efficacité jusqu’à la fin tragique de l’ouvrage perceptible dès le lever de rideau.

    À cet égard (et bien qu’apparemment anecdotique), la scène du spectre qu’évoque Lucia près de la fontaine est des plus significatives : tout en démontrant l’ingéniosité dramatique et esthétique de Cammarano, elle parvient à recréer subtilement l’atmosphère oppressante du roman. Et l’on ressent aussitôt — avec quelques mots lourds de symbole, merveilleusement portés par les notes crépusculaires du compositeur — le souffle prémonitoire et ravageur de la malédiction, de la passion, de la folie et de la mort (au plus fort de son délire, Lucia reverra d’ailleurs le spectre, « il fantasma », symboliquement la séparer d’Edgardo).

     

    Le décor est ainsi planté. Donizetti et son librettiste en suivront alors la logique implacable.

    En fidèles dépositaires de la pensée romantique, ils mêlent ainsi à l’exaltation des passions le déchaînement des éléments. Car c’est une Ecosse sauvage et orageuse qui est exposée. Aux reliefs escarpés, aux grondements de l’océan, aux hurlements du vent, au fracas de l’orage, à la vertigineuse Roche aux loups… répond l’immense cruauté des hommes. Pas un tableau qui ne soit marqué par la fureur d’Enrico ou d’Edgardo, ou par la violence de leur affrontement. Ire, vengeance et désespoir sont comparables aux éclats de la foudre qui, sur son passage, détruit tout et tous, inéluctablement. L’acte III où Edgardo, seul dans sa tour battue par les flots, invoque le feu du ciel afin que périsse le monde en est la traduction la plus explicite (ce héros romantique, seul sur son rocher, qui appelle sur lui l’absolu de la mort n’est pas sans évoquer quelques tableaux de Friedrich ou quelques lignes de Chateaubriand).


    Lucia, quant à elle, est plus seule encore. Seule, contre tous. Seule, en réalité, contre tous les hommes (puisque le personnage d’Alisa, si mystérieux et complexe dans le roman, est réduit dans l’opéra à un rôle de quasi-figuration). Déjà Scott avait brossé un portrait de la jeune femme contrastant singulièrement avec le caractère belliqueux de la gent masculine : « Les traits de Lucie Ashton, charmants mais un peu enfantins, étaient formés pour exprimer la paix de l’esprit, la sérénité, et l’indifférence pour les vains plaisirs du monde. (…) C’était une beauté du genre des madones de Raphaël, ce qui était peut-être le résultat d’une santé délicate et de sa résidence avec des êtres dont le caractère était plus altier, plus impétueux, plus énergique que le sien. (…) »(4). À l’image de celle du romancier, la Lucia de Donizetti et Cammarano est ballottée entre deux hommes, son amant et son frère, également prompts à la colère et guidés par une même soif de vengeance. Dès le lever de rideau et son inquiétant prélude, avant même d’apparaître, elle est fautive, ou plus précisément « rea », selon l’un des fameux vocables de l’opéra italien. La foule, incarnée par le chœur, lui est hostile (c’est la révélation qu’elle colporte qui fait naître la rage d’Enrico). Incarnant à la fois solutions et problèmes (son mariage peut sauver son frère ; sa passion va le perdre), Lucia sera nécessairement écrasée par la volonté disciplinaire, quasi militaire, des hommes. Sa première apparition, au son aérien de la harpe, n’en est que plus émouvante. Douceur et ingénuité tranchent avec l’âpreté de la fureur masculine. De même dans le château, lors du face à face avec son frère, elle opposera, à la mélodie effrayante et presque gothique caractérisant Ashton, des prouesses vocales donnant l’impression — alors même qu’apparaissent les premiers signes de l’égarement mental — qu’elle quitte la terre, change de nature échappant à la mâle et vulgaire pesanteur.

    Prise dans cet étau de masculinité violente, parfois barbare, Lucia n’a d’autre échappatoire que la folie et la mort. Mais contrairement à la Lucy « au caractère doux et flexible » du roman, qui s’éteint sans prononcer un mot, celle de l’opéra rend perceptible son égarement (refuge de délivrance) par sa voix. Et, miraculeusement servie par la verve de Donizetti, ladite voix danse, tourbillonne, prend une altitude vertigineuse pour évoluer bientôt au-delà de l’imaginable, dans le registre « inhumain » du suraigu. Lucia n’est déjà plus parmi les simples mortels, sa folie prend corps dans le son irréel de sa voix.

    La démence — dans son insondable mystère — se dévoile alors aux yeux et aux oreilles du public, bouleversé par la détresse qui s’en dégage, celle d’un cri immense et sublime (d’ailleurs, qu’est-ce que le chant sinon un cri maîtrisé ?). Habitée par la voix, elle-même canalisée par le génie musical, la folie revêt une dimension quasi fantastique interrogeant sans cesse celui qui l’observe. Lucia est-elle réellement folle ? ou extatique ? rongée par une flamme intérieure qui l’isole des autres personnages, inaptes à la comprendre ?

     

    Il ne fait guère de doute que ces questions hantaient Donizetti avant Lucia. Le compositeur avait d’ailleurs abordé le thème de la démence à plusieurs reprises avec, entre autres, L’Esule di Roma (1827), Il Furioso all’isola di San Domingo (1832) ou Torquato Tasso (1833) et demeurait ému par la manière dont son compatriote Bellini avait traité le sujet dans son ultime opéra I Puritani.(5)

     

    À trop avoir courtisé la folie dans son œuvre, par une cruelle ironie du sort, Donizetti va finir sa vie avec elle.

    Bien sûr, avant de succomber à son horrible emprise, il travaille et donne naissance à Roberto Devereux (1837), à La Favorite (1840), à La Fille du régiment (1840), à Linda di Chamounix (1842), à Don Pasquale (1842), à Maria di Rohan (1843) (6)… mais durant toutes ces années, la maladie est déjà là, sans doute favorisée par la douleur profonde de la perte de ses parents, de ses enfants, de son épouse, et par les affres de la syphilis qui le ronge.

    Alors, dès le milieu des années 40, bien qu’entouré des incorrigibles optimistes qui croîent encore en sa rémission, Donizetti se retrouve seul. Seul, à l’instar de son héroïne, avec la folie qui progresse tragiquement.

    Avant que la mort ne l’emporte (ou ne le délivre) le 8 avril 1848, un homme rend visite au père de Lucia, désormais muet et paralysé, dans un appartement parisien, havre sinistre de sa déchéance. Jusqu’à la fin du siècle, l’homme — un certain Giuseppe Verdi — portera haut l’héritage du Maître.


     ________________________

    1-     Théophile Gautier évoquait en ces termes la voix de la chanteuse : « elle a une étendue, une douceur et une vibration surprenantes. C’est une des plus merveilleuses qu’il ait été donné aux dilettantes d’entendre. Elle va sans effort jusqu’au ré et au fa aigus. La méthode de Madame Persiani est sûre, large, irréprochable. C’est la même perfection, le même fini de fioriture que Madame Damoreau, à cette différence près que Madame Damoreau n’a à gouverner qu’une voix assez faible et que Madame Persiani maîtrise et dirige avec une admirable facilité un organe d’une puissance extraordinaire. Nous croyons Madame Persiani appelée à s’asseoir très prochainement sur le trône d’or des Grisi, des Sontag et des Malibran ».

    2-     Donizetti est né dans une très modeste maison du vieux Bergame le 29 novembre 1797 ; son père est portier au Mont-de-Piété, sa mère tisseuse.

    3-     Walter Scott a déplacé l’intrigue de flan ouest de l’Ecosse, aux monts orientaux de Lammermoor.

    4-      Walter Scott , La Fiancée de Lammermoor, traduction d’Auguste Defauconpret, Paris, 1830-32.

    5-     Notons que d’autres compositeurs aborderont la folie, Lucia s’imposant comme « la mère » des Violetta (La Traviata) ou Marfa (La Fiancée du tsar) ; le parallèle avec cette dernière œuvre étant d’ailleurs saisissant : Marfa, la fiancée choisie sans son consentement, par le Tsar croit, dans sa folie, avoir un instant épousé celui qu’elle aime, avant de succomber.

    6-     Au cours de sa carrière musicale, le prolifique Donizetti, composera plus de soixante-dix opéras (de genres seria ou buffa)

     

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    Natalie Dessay. Une des plus grandes Lucia actuelles...

     

     

     


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    Sensations et parfums d’Espagne

     

    Manuel de Falla

    Lorsque Federico García Lorca fut exécuté par les phalangistes le 18 août 1936, l'Espagne perdit un immense poète et Falla un ami. Grenade était en deuil. Un mois auparavant, les vers de García Lorca y résonnaient encore. En effet, le poète — dont le retour dans la ville avait été triomphalement annoncé en première page du Defensor de Granada daté du 15 juillet — faisait découvrir à ses amis, dans le carmen de Fernando Vichez, La Casa de Bernarda Alba, sa dernière pièce. Résidant à quelques mètres de là, dans sa demeure de l'Antequeruela Alta, Falla était probablement présent parmi les invités, même si aucun témoignage ou document en atteste. C'est, à n'en pas douter, les sympathies républicaines du poète ainsi que ses dénonciations de l'attitude de la Garde Civile (notamment dans son recueil de poèmes Romancero gitano), qui causèrent sa perte. Falla quant à lui — fort distant de tout implication politique — ne fut guère inquiété par les factions franquistes. Dès qu'il apprit l'arrestation de son ami, le musicien, armé de sa seule notoriété — laquelle demeurait respectée par les phalangistes — se rendit aussitôt au siège du gouvernement civil, mais il était trop tard : García Lorca gisait déjà dans une fosse à Fuente Grande (près de Viznar) auprès de trois compagnons d'infortune. La douleur de Falla fut profonde et l'éloigna psychologiquement de cette Espagne tant aimée qu'il finit par quitter physiquement le 2 octobre 1939, s'embarquant pour l'Argentine où il mourut le 14 novembre 1946.

     C'est à Cadix, le 23 novembre 1876, que naquit Manuel Maria de Falla y Matheu. Ses premiers contacts avec la musique eurent lieu dans la cellule bourgeoise familiale. Pratiquant le piano, sa mère lui fit découvrir l'instrument avant de confier son éducation musicale aux professeurs cadigans Eloisa Galluzo, Alejandro Odero et Enrique Broca. Puis vint l'inscription au Conservatoire royal de Madrid où enseignaient le célèbre pianiste José Tragó ainsi que Felipe Pedrell, musicographe et compositeur réputé. Ce dernier allait offrir à Falla la possibilité de côtoyer les musiques ibériques anciennes — religieuses, folkloriques, arabo-andalouses — qu'il avait patiemment collectées sa vie durant.

    De cette époque madrilène (aux alentours de 1900), naquirent les premières compositions dignes d'intérêt : Sérénade andalouse, Mazurka en do mineur, Valse-Caprice, Tes petits yeux noirs (Tus ojillos negros)…Mais, au contact de Madrid, Falla ne tarda pas à percevoir l'incroyable popularité d'une forme théâtro-musicale alors particulièrement en vogue, la zarzuela, cela d'autant qu'il se liait alors d'amitié avec Amadeo (Antonio) Vivés, un spécialiste du genre. Entre 1900 et 1904, Falla composa cinq zarzuelas — La Casa de Tocame Roque, Limosna de amor, El Corneta de órdenes, La Cruz de Malta, Los Amores de la Inés — avant d'entreprendre un ouvrage lyrique plus ambitieux : La Vida breve. Bien qu'ayant remporté le Prix de la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando en 1905, l'œuvre dut attendre avant d'être représentée (la première n’eut lieu qu’en 1913), ce qui déçut quelque peu le compositeur.

    Il décida alors d'abandonner la scène pour se consacrer à nouveau au piano : dédiées à Albeniz, les Quatre pièces espagnoles — façonnées entre 1906 et 1909 — en témoignent. C'est à Paris qu'elles furent créées. Et Paris, Falla en rêvait depuis longtemps. « Sans Paris, je serais resté enterré dans Madrid, coulé et oublié, menant péniblement une vie obscure, vivant misérablement et gardant, comme un album de famille, mon premier prix dans un cadre et la partition de mon opéra dans une armoire » concéda-t-il plus tard (1). De fait, les années parisiennes (1907-1914) furent celles du partage et de l’amitié avec Debussy, Dukas ou Ravel. Intégrant les principes de l'impressionnisme, le style du compositeur évolua, sans jamais perdre de vue ses racines espagnoles comme le souligne assez judicieusement Jean-Charles Hoffelé : « Avant ces sept années, Falla était un jeune homme espagnol, après, Falla est la quintessence de l'Espagne » (2).

    De retour au pays, le compositeur s'installa à Madrid, Barcelone, Cordoue et produisit alors une succession de chefs-d'œuvre parmi lesquels il convient de citer El amor brujo (Madrid, 1915) et les envoûtantes Noches en los jardines de España (Madrid, 1916). Venait ensuite sa collaboration avec Diaghilev et la création d’El Sombrero de tres picos (Le Tricorne) en 1919 à l'Alhambra Theatre de Londres. Scène au nom bien curieux pour une salle britannique mais qui — clin d'œil de l'existence — se révéla annonciatrice du nouveau havre de Manuel. Car le compositeur se sentait de plus en plus attiré par Grenade, par ses somptueux palais nasrides, par son quartier de l'Albaicín aux habitations semi-troglodytes, par ses milliers de canaux d'irrigation, par ses fontaines enchanteresses, par ses jardins luxuriants d'où s'élèvent des parfums d'œillets, de chèvrefeuille et de jasmin… Aussi y élit-il  résidence à l'automne 1919. Plus que jamais l'Espagne résonnait en lui — avec ses instruments traditionnels (la guitare notamment), avec ses chants déchirants (saeta, solea et petenera) ou allègres (jotas), ses taconeos endiablés… (3) —, sublimée par les paroles du voisin Federico García Lorca qui devînt un ami.

    Afin de répondre à la commande de la princesse Edmond de Polignac qui souhaitait orner d'une œuvre nouvelle le répertoire du petit théâtre de son salon parisien, Falla composa entre 1919 et 1923 El Retable de maese Pedro (Les Tréteaux de maître Pierre). Cet opéra de marionnettes, mêlant « d'anciens thèmes religieux, musulmans arabes et grégoriens, et le ton austère de la Vieille-Castille » (4), était un vibrant hommage à Cervantes et à son héros Don Quichotte. Le clavecin y résonnait avec élégance et poésie. Il faut dire que Falla avait attentivement travaillé avec la claveciniste Wanda Landowska, laquelle permit au musicien de mesurer précisément le contraste sonore qui séparait l'instrument de l'orchestre et de l’intégrer de manière admirable à l’architecture générale de l’ouvrage. En guise de remerciement, Falla rédigea pour elle le Concerto pour clavecin, petit bijou musical teinté d'un néo-classicisme subtil oscillant entre le phrasé des maîtres anciens et les couleurs contemporaines. L'œuvre fut créée à Barcelone le 5 novembre 1926.

    Toujours avide de littérature, le compositeur ne cessait de parcourir livres et journaux. Profondément marqué par La Atlántida — peinture puissante de l'Ibérie archaïque brossée par le poète catalan Jacinto Verdaguer —, Manuel de Falla envisagea de mettre cet écrit en musique. Son travail fut fréquemment ralenti par de nombreux ennuis de santé. L'Histoire aussi s'en mêla : les troubles de 1936, la conspiration de la Phalange contre la République, l'assassinat de l'ami Federico… L'Espagne tant aimée devenait trop pesante. Il fallait partir. Alors, le 2 octobre 1939, le compositeur embarqua à bord du Neptunia pour l'Argentine.

    Il ne devait plus jamais revoir la terre d'Espagne. A sa mort, le 14 novembre 1946 à Alta Gracia, sa cantate scénique Atlántida demeurait inachevée…


    La Vie brève (La vida breve)

    Carmen l'avait démontré, Candelas (5) le confirmera : jamais les gitanes ne renoncent ! Comme Don José, Paco en fera l'amère expérience, Salud préférant la mort au désespoir amoureux.

    Ce caractère enflammé, brûlé par la passion, jusqu'au-boutiste, intraitable, fier et libre qui apparaît de manière éclatante dans la personnalité de l'héroïne de La Vie brève a incontestablement marqué la littérature, la peinture et le théâtre lyrique des XIXe et début XXe siècles. Même en France, lorsque les Mérimée, Gautier, Baudelaire, Delacroix, Manet, Bizet, Lalo, Chabrier, Debussy, Ravel… évoquent l’Espagne, ils ne peuvent se soustraire, à cette « gitanité », partie intégrante de la culture ibérique. Aussi témoignent-ils fréquemment — par le choix de mots, de rythmes, ou de couleurs spécifiques — de ce tempérament volcanique animant ce « peuple bohème ». Généralement accompagné d'un langage et d'un sex-appeal particulièrement sulfureux, celui-ci a contribué à donner des gitanes une image exotique, rebelle et épicée, en opposition totale avec celle, vertueuse et fade, de la Bourgeoise docile, garante des « bonnes mœurs ».

    A l’instar des écrits de García Lorca, la musique de Manuel de Falla regorge de références à la culture gitane, composante essentielle de l’identité plurielle andalouse et, par là, reflet de l’Espagne.

    En 1904, l’Academia Real de las Bellas Artes de San Fernando organise un concours d’opéras espagnols en un acte. Falla décide de se lancer dans la compétition en utilisant pour livret El Chavalillo, poème d’un auteur de zarzuelas à succès : Carlos Fernandez Shaw. Séduit par l’ouvrage, le jury décerne à La Vida breve le Premier prix du concours le 13 novembre 1905. Il était prévu que l’œuvre lauréate soit représentée sur la scène du Teatro Real de Madrid ; hélas, la direction y renonce et la création publique ne peut avoir lieu alors.

    Lorsqu’il part pour Paris en 1907, Falla emporte sa partition et, quelques temps après, la soumet à Dukas qui encourage le compositeur et lui affirme que son ouvrage mérite d’être représenté à l’Opéra Comique. La partition déclenche aussi l’enthousiasme d’Albéniz, puis de Debussy désormais décidé à apporter son aide à l’Espagnol.

    La salle Favart ne pourra cependant accepter l’œuvre que si celle-ci est chantée en français — il est en effet inconcevable de bousculer les habitudes de cette scène, a fortiori lorsqu’il s’agit de programmer un auteur à peu près inconnu. Grâce à la bienveillance d’Albéniz, Falla rencontre alors le librettiste Paul Milliet qui entreprend d’adapter La Vida breve en français. Conscient des différences considérables entre la langue de Molière et l’idiome original, le compositeur révise sa partition en prenant soin de l’adapter aux inflexions, aux respirations de la prosodie nouvelle.

    Si la philosophie musicale générale de l’ouvrage n’évolue guère, il semble que l’orchestration se soit affûtée aux contacts répétés du musicien espagnol avec les maîtres français. En 1912, l’œuvre est présentée à Messager et Fraconnet, respectivement directeurs de l’Opéra de Paris et du Casino de Nice, et il est décidé que la création aurait lieu sur la Côte d’Azur.

    Affairés à la préparation de leur ouvrage, Milliet et Falla décident de le diviser en deux actes. Présentée pour la première fois au Casino de Nice le 1er avril 1913 dans une mise en scène de Streliski, La Vie brève remporte un succès considérable (la création espagnole de l’œuvre aura lieu au Teatro de la Zarzuela de Madrid le 14 novembre 1914), magnifiquement servie par le duo Lilian Grenville (Salud) et David Devriès (Paco).

    Si quelques atmosphères wagnériennes  transparaissent çà et là, si un souffle réaliste traverse la partition (description musicale minutieuse d’un quartier de Grenade (6) avec ses marchands, ses forgerons, ses fêtes ; mise en relief de la misère et du contraste des situations sociales…), celle-ci demeure avant tout hantée par l’âme gitane et saturée d’Andalousie : guitare, arias en forme de saeta, solea, petenera, siguiriya (7) mais aussi taconeos et pregones (8)… se succèdent dans un tourbillon grisant. C’est bien Grenade — et avec elle l’Espagne — qui vit, respire, souffre, chante, crie et meurt dans La Vida brève.

     Nul autre que Falla a su traduire, en deux actes aussi brefs, la richesse, la profondeur et la poésie de cette « vibration » si singulière, celle — sensuelle et brûlante — de l'âme andalouse.

     

    ___________________________

    1 - Cité dans : Hoffelé, Jean-Charles, Manuel de Falla, Paris, Fayard, 1992.

    2 – Ibid.

    3 – Saeta : "petite flèche". Strophe musicale lancée à pleine voix de son balcon par le chanteur à l'adresse de la Vierge que l'on mène en procession dans les rues des villes andalouses pendant la Semaine sainte. Solea : chant traditionnel andalou de caractère plaintif se composant de trois vers de huit syllabes chacun avec assonance sur les trois dernières syllabes des premier et troisième vers. C'est l’une des "formes favorites" des chanteurs flamenco. Petenera : chant traditionnel de rythme ternaire et de caractère mélancolique et sentimental. Jota : danse à trois temps rapide originaire du Nord de l'Espagne (province d'Aragon) dansée et chantée par un ou plusieurs couples sur un accompagnement de castagnettes (définitions tirées de : Boukobza, Jean-François, Hoffelé, Jean-Charles, Glossaire des termes musicaux espagnols, L'Avant-Scène Opéra n°177, mai-juin 1997).

    4 -  Cadieu, Martine, Manuel de Falla, Anglet, Séguier, 2001.

    5 -  Héroïne de la gitanería en un acte de Manuel de Falla El amor brujo (L'Amour sorcier) sur un livret de Gregorio Martínez Sierra, créée au Teatro Lara de Madrid le 15 avril 1915 (une version de l'œuvre sous la forme d’un ballet sera créée en 1925).

    6 - Falla n’ayant pourtant à l'époque encore jamais mis les pieds à Grenade.

    7 - Siguriya : Séguedille gitane, la seguiriya est l'une des formes les plus pures du Cante jondo ("chant profond", terme qui désigne les chansons les plus pures de la tradition andalouse). Ce n'est pas une danse mais plutôt un chant tragique de lamentation et de souffrance (définition tirée de : Boukobza, Jean-François, Hoffelé, Jean-Charles, Glossaire des termes musicaux espagnols, L'Avant-Scène Opéra n°177, mai-juin 1997).

    8 - Pregon : Cri des marchands ambulants et autres "crieurs" de rue exerçant le jour (définition d’après : Hoffelé, Jean-Charles, Manuel de Falla, Paris, Fayard, 1992).

     

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    La merveilleuse voix de Victoria de Los Angeles dans le fameux "Vivan los que rien" extrait de La Vida breve (NB : coupure  brutale en fin d'extrait).


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    Manuel de Falla

    Lorsque Federico García Lorca fut exécuté par les phalangistes le 18 août 1936, l'Espagne perdit un immense poète et Falla un ami. Grenade était en deuil. Un mois auparavant, les vers de García Lorca y résonnaient encore. En effet, le poète — dont le retour dans la ville avait été triomphalement annoncé en première page du Defensor de Granada daté du 15 juillet — faisait découvrir à ses amis, dans le carmen de Fernando Vichez, La Casa de Bernarda Alba, sa dernière pièce. Résidant à quelques mètres de là, dans sa demeure de l'Antequeruela Alta, Falla était probablement présent parmi les invités, même si aucun témoignage ou document en atteste. C'est, à n'en pas douter, les sympathies républicaines du poète ainsi que ses dénonciations de l'attitude de la Garde Civile (notamment dans son recueil de poèmes Romancero gitano), qui causèrent sa perte. Falla quant à lui — fort distant de tout implication politique — ne fut guère inquiété par les factions franquistes. Dès qu'il apprit l'arrestation de son ami, le musicien, armé de sa seule notoriété — laquelle demeurait respectée par les phalangistes — se rendit aussitôt au siège du gouvernement civil, mais il était trop tard : García Lorca gisait déjà dans une fosse à Fuente Grande (près de Viznar) auprès de trois compagnons d'infortune. La douleur de Falla fut profonde et l'éloigna psychologiquement de cette Espagne tant aimée qu'il finit par quitter physiquement le 2 octobre 1939, s'embarquant pour l'Argentine où il mourut le 14 novembre 1946.

     C'est à Cadix, le 23 novembre 1876, que naquit Manuel Maria de Falla y Matheu. Ses premiers contacts avec la musique eurent lieu dans la cellule bourgeoise familiale. Pratiquant le piano, sa mère lui fit découvrir l'instrument avant de confier son éducation musicale aux professeurs cadigans Eloisa Galluzo, Alejandro Odero et Enrique Broca. Puis vint l'inscription au Conservatoire royal de Madrid où enseignaient le célèbre pianiste José Tragó ainsi que Felipe Pedrell, musicographe et compositeur réputé. Ce dernier allait offrir à Falla la possibilité de côtoyer les musiques ibériques anciennes — religieuses, folkloriques, arabo-andalouses — qu'il avait patiemment collectées sa vie durant.

    De cette époque madrilène (aux alentours de 1900), naquirent les premières compositions dignes d'intérêt : Sérénade andalouse, Mazurka en do mineur, Valse-Caprice, Tes petits yeux noirs (Tus ojillos negros)…Mais, au contact de Madrid, Falla ne tarda pas à percevoir l'incroyable popularité d'une forme théâtro-musicale alors particulièrement en vogue, la zarzuela, cela d'autant qu'il se liait alors d'amitié avec Amadeo (Antonio) Vivés, un spécialiste du genre. Entre 1900 et 1904, Falla composa cinq zarzuelas — La Casa de Tocame Roque, Limosna de amor, El Corneta de órdenes, La Cruz de Malta, Los Amores de la Inés — avant d'entreprendre un ouvrage lyrique plus ambitieux : La Vida breve. Bien qu'ayant remporté le Prix de la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando en 1905, l'œuvre dut attendre avant d'être représentée (la première n’eut lieu qu’en 1913), ce qui déçut quelque peu le compositeur.

    Il décida alors d'abandonner la scène pour se consacrer à nouveau au piano : dédiées à Albeniz, les Quatre pièces espagnoles — façonnées entre 1906 et 1909 — en témoignent. C'est à Paris qu'elles furent créées. Et Paris, Falla en rêvait depuis longtemps. « Sans Paris, je serais resté enterré dans Madrid, coulé et oublié, menant péniblement une vie obscure, vivant misérablement et gardant, comme un album de famille, mon premier prix dans un cadre et la partition de mon opéra dans une armoire » concéda-t-il plus tard (1). De fait, les années parisiennes (1907-1914) furent celles du partage et de l’amitié avec Debussy, Dukas ou Ravel. Intégrant les principes de l'impressionnisme, le style du compositeur évolua, sans jamais perdre de vue ses racines espagnoles comme le souligne assez judicieusement Jean-Charles Hoffelé : « Avant ces sept années, Falla était un jeune homme espagnol, après, Falla est la quintessence de l'Espagne » (2).

    De retour au pays, le compositeur s'installa à Madrid, Barcelone, Cordoue et produisit alors une succession de chefs-d'œuvre parmi lesquels il convient de citer El amor brujo (Madrid, 1915) et les envoûtantes Noches en los jardines de España (Madrid, 1916). Venait ensuite sa collaboration avec Diaghilev et la création d’El Sombrero de tres picos (Le Tricorne) en 1919 à l'Alhambra Theatre de Londres. Scène au nom bien curieux pour une salle britannique mais qui — clin d'œil de l'existence — se révéla annonciatrice du nouveau havre de Manuel. Car le compositeur se sentait de plus en plus attiré par Grenade, par ses somptueux palais nasrides, par son quartier de l'Albaicín aux habitations semi-troglodytes, par ses milliers de canaux d'irrigation, par ses fontaines enchanteresses, par ses jardins luxuriants d'où s'élèvent des parfums d'œillets, de chèvrefeuille et de jasmin… Aussi y élit-il  résidence à l'automne 1919. Plus que jamais l'Espagne résonnait en lui — avec ses instruments traditionnels (la guitare notamment), avec ses chants déchirants (saeta, solea et petenera) ou allègres (jotas), ses taconeos endiablés… (3) —, sublimée par les paroles du voisin Federico García Lorca qui devînt un ami.

    Afin de répondre à la commande de la princesse Edmond de Polignac qui souhaitait orner d'une œuvre nouvelle le répertoire du petit théâtre de son salon parisien, Falla composa entre 1919 et 1923 El Retable de maese Pedro (Les Tréteaux de maître Pierre). Cet opéra de marionnettes, mêlant « d'anciens thèmes religieux, musulmans arabes et grégoriens, et le ton austère de la Vieille-Castille » (4), était un vibrant hommage à Cervantes et à son héros Don Quichotte. Le clavecin y résonnait avec élégance et poésie. Il faut dire que Falla avait attentivement travaillé avec la claveciniste Wanda Landowska, laquelle permit au musicien de mesurer précisément le contraste sonore qui séparait l'instrument de l'orchestre et de l’intégrer de manière admirable à l’architecture générale de l’ouvrage. En guise de remerciement, Falla rédigea pour elle le Concerto pour clavecin, petit bijou musical teinté d'un néo-classicisme subtil oscillant entre le phrasé des maîtres anciens et les couleurs contemporaines. L'œuvre fut créée à Barcelone le 5 novembre 1926.

    Toujours avide de littérature, le compositeur ne cessait de parcourir livres et journaux. Profondément marqué par La Atlántida — peinture puissante de l'Ibérie archaïque brossée par le poète catalan Jacinto Verdaguer —, Manuel de Falla envisagea de mettre cet écrit en musique. Son travail fut fréquemment ralenti par de nombreux ennuis de santé. L'Histoire aussi s'en mêla : les troubles de 1936, la conspiration de la Phalange contre la République, l'assassinat de l'ami Federico… L'Espagne tant aimée devenait trop pesante. Il fallait partir. Alors, le 2 octobre 1939, le compositeur embarqua à bord du Neptunia pour l'Argentine.

    Il ne devait plus jamais revoir la terre d'Espagne. A sa mort, le 14 novembre 1946 à Alta Gracia, sa cantate scénique Atlántida demeurait inachevée…


    La Vie brève (La vida breve)

    Carmen l'avait démontré, Candelas (5) le confirmera : jamais les gitanes ne renoncent ! Comme Don José, Paco en fera l'amère expérience, Salud préférant la mort au désespoir amoureux.

    Ce caractère enflammé, brûlé par la passion, jusqu'au-boutiste, intraitable, fier et libre qui apparaît de manière éclatante dans la personnalité de l'héroïne de La Vie brève a incontestablement marqué la littérature, la peinture et le théâtre lyrique des XIXe et début XXe siècles. Même en France, lorsque les Mérimée, Gautier, Baudelaire, Delacroix, Manet, Bizet, Lalo, Chabrier, Debussy, Ravel… évoquent l’Espagne, ils ne peuvent se soustraire, à cette « gitanité », partie intégrante de la culture ibérique. Aussi témoignent-ils fréquemment — par le choix de mots, de rythmes, ou de couleurs spécifiques — de ce tempérament volcanique animant ce « peuple bohème ». Généralement accompagné d'un langage et d'un sex-appeal particulièrement sulfureux, celui-ci a contribué à donner des gitanes une image exotique, rebelle et épicée, en opposition totale avec celle, vertueuse et fade, de la Bourgeoise docile, garante des « bonnes mœurs ».

    A l’instar des écrits de García Lorca, la musique de Manuel de Falla regorge de références à la culture gitane, composante essentielle de l’identité plurielle andalouse et, par là, reflet de l’Espagne.

    En 1904, l’Academia Real de las Bellas Artes de San Fernando organise un concours d’opéras espagnols en un acte. Falla décide de se lancer dans la compétition en utilisant pour livret El Chavalillo, poème d’un auteur de zarzuelas à succès : Carlos Fernandez Shaw. Séduit par l’ouvrage, le jury décerne à La Vida breve le Premier prix du concours le 13 novembre 1905. Il était prévu que l’œuvre lauréate soit représentée sur la scène du Teatro Real de Madrid ; hélas, la direction y renonce et la création publique ne peut avoir lieu alors.

    Lorsqu’il part pour Paris en 1907, Falla emporte sa partition et, quelques temps après, la soumet à Dukas qui encourage le compositeur et lui affirme que son ouvrage mérite d’être représenté à l’Opéra Comique. La partition déclenche aussi l’enthousiasme d’Albéniz, puis de Debussy désormais décidé à apporter son aide à l’Espagnol.

    La salle Favart ne pourra cependant accepter l’œuvre que si celle-ci est chantée en français — il est en effet inconcevable de bousculer les habitudes de cette scène, a fortiori lorsqu’il s’agit de programmer un auteur à peu près inconnu. Grâce à la bienveillance d’Albéniz, Falla rencontre alors le librettiste Paul Milliet qui entreprend d’adapter La Vida breve en français. Conscient des différences considérables entre la langue de Molière et l’idiome original, le compositeur révise sa partition en prenant soin de l’adapter aux inflexions, aux respirations de la prosodie nouvelle.

    Si la philosophie musicale générale de l’ouvrage n’évolue guère, il semble que l’orchestration se soit affûtée aux contacts répétés du musicien espagnol avec les maîtres français. En 1912, l’œuvre est présentée à Messager et Fraconnet, respectivement directeurs de l’Opéra de Paris et du Casino de Nice, et il est décidé que la création aurait lieu sur la Côte d’Azur.

    Affairés à la préparation de leur ouvrage, Milliet et Falla décident de le diviser en deux actes. Présentée pour la première fois au Casino de Nice le 1er avril 1913 dans une mise en scène de Streliski, La Vie brève remporte un succès considérable (la création espagnole de l’œuvre aura lieu au Teatro de la Zarzuela de Madrid le 14 novembre 1914), magnifiquement servie par le duo Lilian Grenville (Salud) et David Devriès (Paco).

    Si quelques atmosphères wagnériennes  transparaissent çà et là, si un souffle réaliste traverse la partition (description musicale minutieuse d’un quartier de Grenade (6) avec ses marchands, ses forgerons, ses fêtes ; mise en relief de la misère et du contraste des situations sociales…), celle-ci demeure avant tout hantée par l’âme gitane et saturée d’Andalousie : guitare, arias en forme de saeta, solea, petenera, siguiriya (7) mais aussi taconeos et pregones (8)… se succèdent dans un tourbillon grisant. C’est bien Grenade — et avec elle l’Espagne — qui vit, respire, souffre, chante, crie et meurt dans La Vida brève.

     Nul autre que Falla a su traduire, en deux actes aussi brefs, la richesse, la profondeur et la poésie de cette « vibration » si singulière, celle — sensuelle et brûlante — de l'âme andalouse.

     

    ___________________________

    1 - Cité dans : Hoffelé, Jean-Charles, Manuel de Falla, Paris, Fayard, 1992.

    2 – Ibid.

    3 – Saeta : "petite flèche". Strophe musicale lancée à pleine voix de son balcon par le chanteur à l'adresse de la Vierge que l'on mène en procession dans les rues des villes andalouses pendant la Semaine sainte. Solea : chant traditionnel andalou de caractère plaintif se composant de trois vers de huit syllabes chacun avec assonance sur les trois dernières syllabes des premier et troisième vers. C'est l’une des "formes favorites" des chanteurs flamenco. Petenera : chant traditionnel de rythme ternaire et de caractère mélancolique et sentimental. Jota : danse à trois temps rapide originaire du Nord de l'Espagne (province d'Aragon) dansée et chantée par un ou plusieurs couples sur un accompagnement de castagnettes (définitions tirées de : Boukobza, Jean-François, Hoffelé, Jean-Charles, Glossaire des termes musicaux espagnols, L'Avant-Scène Opéra n°177, mai-juin 1997).

    4 -  Cadieu, Martine, Manuel de Falla, Anglet, Séguier, 2001.

    5 -  Héroïne de la gitanería en un acte de Manuel de Falla El amor brujo (L'Amour sorcier) sur un livret de Gregorio Martínez Sierra, créée au Teatro Lara de Madrid le 15 avril 1915 (une version de l'œuvre sous la forme d’un ballet sera créée en 1925).

    6 - Falla n’ayant pourtant à l'époque encore jamais mis les pieds à Grenade.

    7 - Siguriya : Séguedille gitane, la seguiriya est l'une des formes les plus pures du Cante jondo ("chant profond", terme qui désigne les chansons les plus pures de la tradition andalouse). Ce n'est pas une danse mais plutôt un chant tragique de lamentation et de souffrance (définition tirée de : Boukobza, Jean-François, Hoffelé, Jean-Charles, Glossaire des termes musicaux espagnols, L'Avant-Scène Opéra n°177, mai-juin 1997).

    8 - Pregon : Cri des marchands ambulants et autres "crieurs" de rue exerçant le jour (définition d’après : Hoffelé, Jean-Charles, Manuel de Falla, Paris, Fayard, 1992).



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    La Damnation de Faust ou les miroirs d’une vie

     

                Le 6 décembre 1846, date de la création de La Damnation de Faust, des flocons tombent sur Paris, la dépression économique sévit préfigurant la Révolution de 1848, la bourgeoisie est tenaillée par l’angoisse, cela d’autant que Louis-Philippe vient d’échapper à une série d’attentats. Ce contexte préoccupant s’avère catastrophique pour la naissance de l’œuvre : l’Opéra-Comique est pratiquement vide. Et Berlioz présente là l’ouvrage de sa vie, sa partition la plus aboutie... dans l’indifférence quasi générale. « Nous voici face au plus grand drame de la carrière de Berlioz » dira Henry Barraud, biographe du musicien.

    Le compositeur est non seulement ruiné, mais il vient de perdre tout espoir d’être compris en France. A la veille de Noël, il écrit ces quelques mots à sa sœur Nanci : « Il n’y a rien à faire dans cet atroce pays, et je ne puis désirer que le quitter au plus vite ».

                Si La Damnation de Faust — œuvre immense, déroutante, mal comprise aussi bien à l’époque de sa création qu’aujourd’hui — relate, bien-sûr l’aventure du célèbre docteur, elle retrace également l’histoire personnelle d’un compositeur viscéralement original et profondément enraciné dans son siècle. Car, au delà du “simple” chef-d’œuvre lyrique, la partition fait figure de véritable méditation sur les épisodes d’une vie, mêlant, consciemment ou non, souvenirs d’enfance, souffrances d’adolescent, combats d’adulte, dans un canevas complexe où l’auteur s’identifie alternativement à Faust, à Méphistophélès et même à Marguerite.

    Sans diminuer l’importance de l’emprunt littéraire, il reste que, dans La Damnation de Faust, la source intarissable, immense, de l’inspiration de Berlioz n’est autre que lui-même. La contemplation de la nature, les voyages, l’amour, le pacte avec le démon, la révolte, le fantastique et la mort — thèmes favoris de la pensée romantique — s’exposent à travers lui.

                Car La Damnation de Faust commence son cheminement dans l’esprit de son auteur avant même qu’il en soit conscient. Secrètement, le terrain est préparé, la psychologie de l’enfant,  puis celle de l’adolescent, sont modelées... Pas à pas, au fil des ans, les ingrédients qui lui permettront de bâtir l’ouvrage s’accumulent, parfois malgré lui. Et, à 25 ans, lorsque Berlioz découvre le Faust de Goethe, le choc ressenti est d’autant plus fort que l’œuvre, curieusement, ne lui semble guère étrangère ! En réalité, l’écrit le frappe aussi violemment, non parce qu’il le découvre, mais bien parce qu’il le reconnaît, le texte du poète allemand fonctionnant comme le révélateur, le squelette narratif (1) sur lequel le musicien nous contera sa propre histoire (2).

     

                Issu d’une famille bourgeoise de province  (La Côte Saint André, Isère)(3) —, Berlioz reçoit une éducation soignée. Son père lui fait lire Virgile et le jeune Hector, hypersensible, fond en larmes à l’annonce de la mort de Didon à Carthage. S’il aime jouer dans les rues du village et dans la plaine alentours, l’enfant se délecte particulièrement des visites chez son grand-père maternel à Meylan (commune voisine de Grenoble).

    Il est fort probable que se situe là aussi (à Meylan) une des racines les plus profondes de l’extrême sensibilité du jeune homme pour la nature. A l’inverse de notre époque du règne visuel, où  tous les paysages du monde sont exposés à longueur de journée sur les écrans de télévision et abondent dans les magazines illustrés, au début du XIXe siècle, les ouvrages ne comportent que de rares gravures. Aussi, les excursions du jeune Hector près de Grenoble, chaque année à la fin de l’été, relèvent du véritable voyage de découverte. La séduction du relief alpin est d’autant plus radicale qu’elle contraste avec la platitude monotone des environs de La Côte Saint-André. Quel éblouissement que d’emprunter la cluse de Voreppe où se dressent, de part et d’autre du chemin, Chartreuse et Vercors ! Et quel spectacle que celui du massif de Belledonne orné des premières neiges, s’élevant en face de la maison familiale ! Que de rêves d’enfant face à la puissance de la nature ainsi exposée, probablement attisés par les nombreuses légendes qui circulent encore sur ces sommets bien mal connus au début du siècle, prétextes à tous les fantasmes démoniaques (le Mont Blanc n’a été conquis qu’en 1786, depuis moins d’une génération).

    Ainsi n’est-il pas étonnant d’entendre dans l’Invocation à la Nature de La Damnation de Faust, la peinture quasi fidèle de ce paysage des Alpes qu’il connait bien :

                            « (...) criez forêts profondes ! Croulez rochers ! Torrents, précipitez vos ondes !

                            A vos bruits souverains ma voix aime s’unir.

                            Forêts, rochers, torrents, je vous adore ! »

     

                A ce spectacle de la nature, s’ajoutent les récits merveilleux de l’oncle Félix Marmion, ancien soldat des armées de Napoléon avec lesquelles il a parcouru l’Europe entière. L’imagination de l’enfant est d’autant plus sûrement accaparée que l’oncle arbore un « magnifique coup de sabre au travers de la figure ».

                Et, de fait, où donc nous emmène La Damnation ? Elle nous offre des voyages à travers toute l’Europe — terre que le compositeur connaîtra mieux encore avec ses excursions à Bruxelles, Leipzig, Dresde, Francfort, Stuttgart, Weimar, Berlin, Hannovre (1842-43), Vienne (1845) ou à Prague, Pest, Breslau (1846)... inspirant largement la partition —, Berlioz ajoutant au Nord de l’Allemagne, à Leipzig, aux bords de l’Elbe évoqués par Goethe, une escapade de son invention en Hongrie.

     

                Une autre « vision » marque sa jeunesse, celle d’une femme que l’oncle Marmion, pendant ses permissions, aimait, dit-on, à courtiser : Estelle Dubœuf (4) qui habitait avec sa tante sur les hauts de Meylan. Hector rencontre Estelle à douze ans. Il est bouleversé par la beauté inouïe de cette jeune femme de six ans son aînée. Si Berlioz perd rapidement de vue la jeune femme (et s’enflamme pour d’autres cœurs : Harriet Smithson, Camille Moke, Marie Recio), son amour ne se tarit pas pour autant, bien au contraire : il fera d’elle son idéal inaccessible, sa muse... statut qu’elle conservera toute sa vie durant (5). Estelle demeurera si présente à l’esprit du compositeur qu’il la retrouvera à la fin de sa vie, la muse étant alors âgée de quelques soixante-dix ans !

     

                Le pacte avec le diable, quant à lui, est tôt signé. Berlioz père souhaite qu’une fois bachelier son fils aille suivre ses études de médecine à Paris. Ah ! Paris ! Lieu de toutes les tentations ! Pour la première fois, la passion va l’emporter sur la raison. Le Diable pousse donc Hector à abandonner ses études médicales pour s’adonner à la musique. Il faut dire que le Malin avait pris la peine de séduire l’âme de sa jeune victime en lui permettant d’assister à l’Iphigénie en Tauride de Gluck. Et cet extraordinaire spectacle — véritable révélation — provoque sa décision irrévocable. Comment ainsi ne pas voir dans ces paroles de Méphistophélès adressées à Faust le sentiment profond de l’étudiant en médecine Berlioz ?

                 « Au lieu de t’enfermer, triste comme un vers / Qui ronge tes bouquins, viens, suis-moi, change d’air / Partons donc pour connaître la vie, / Et laisse le fatras de ta philosophie (que l’on pourrait aisément remplacer par médecine) ».

                Et Berlioz abandonne l’art d’Hippocrate, au grand dam de sa famille qui l’accable de reproches. Acculé, il réplique ainsi à une tante peu compréhensive : « A vous entendre, je crois, vous seriez fâchée que Racine fût de votre famille... ».

     

                L’immersion dans la vie parisienne correspond, pour Berlioz, au plongeon social et culturel dans son siècle. La Côte Saint-André et la vie à la campagne l’avaient tenu à l’écart des pensées nouvelles qu’il n’avait fait qu’effleurer en feuilletant, dans la bibliothèque paternelle, quelques pages de Châteaubriand.

                Publiant De l’Allemagne, Mme de Staël prouve que d’autres univers d’inspiration existent hors de l’Antiquité. Peintres, poètes lui emboîtent le pas. Saint-Aulaire envisage une première traduction approximative du Faust de Goethe en 1822, avant que Gérard de Nerval ne publie la sienne, magistrale,  en décembre 1827. Et la jeunesse romantique s’en empare, particulièrement séduite par le personnage du démon. Delacroix réalise ses célèbres lithographies, les ouvrages mettant en scène le Malin se multiplient à l’affiche des théâtres (6) et la mode Méphistophélique envahit la rue où d’incroyables accoutrements fleurissent soudain, comme en témoignent les vers suivants :

     

                « Que Satan soit béni ! Je suis pâle et verdâtre,

                Et mes succès partout déjà sont assurés ;

                Je n’aurais pas besoin de constance opiniâtre,

                Comme ceux dont les yeux - pauvres ! - sont azurés.

                Les miens ont un éclat étrange et métallique

                Qui séduira d’abord la timide beauté ;

                Sur toute ma personne un air mélancolique

                Répand je ne sais quel charme désenchanté » (7).

     

    Dans ce contexte, comment ne pas comprendre que Berlioz subisse l’influence des mentalités de son temps et rallie le combat naissant pour ce qui allait devenir une esthétique nouvelle, esthétique dont les Huit Scènes de Faust  (1828-1829) témoignent déjà ?

    Ce qui séduit Berlioz tout d’abord dans le diabolique personnage, c’est  le révolté. Celui qui n’hésite pas à remettre en cause les chemins pré-tracés, l’ordre social dominant, les schémas existants : là, l’identification avec l’Ange rebelle est totale (songeons à la rébellion du compositeur contre la carrière que sa famille avait envisagée pour lui). Aussi prend-il un malin plaisir à heurter la sensibilité et les mœurs bourgeoises en faisant évoluer son héros dans des lieux de « perdition » — tavernes... — où l’on croise les vices conjugués de l’alcool et de la chair (8). Cette révolte trouve également son expression dans la forme même de La Damnation : œuvre inclassable, ni opéra, ni oratorio, ni symphonie... mais “légende dramatique”, et en cela symbole de cette liberté totale du créateur, affranchie de la pesanteur des conventions.

    Mais la sensibilité de Berlioz le pousse aussi à goûter le côté fantastique, surnaturel du sulfureux personnage capable de prouesses miraculeuses : les déplacements d’un lieu à l’autre du monde en un instant, le pouvoir de faire apparaître le visage de Marguerite. Pour compléter le tableau, de singuliers personnages — gnomes et sylphes — viennent volontiers hanter la partition.

    Ici encore, songeons que les Romantiques demeurent fascinés par l’irrationnel (rejetant par là à la fois le culte de la Raison imposé par les Lumières puis la Révolution, et le triomphe du rationalisme et du matérialisme encensés par une société désormais conduite par les marchands et les industriels ravis de trouver dans le positivisme d’Auguste Comte la caution scientifique de leur nouveau pouvoir) ; nombreux sont ceux, en effet, qui ne manquent pour rien au monde ces obscures réunions de salon où, la nuit venue, on expérimente hypnotisme, spiritisme et cartomancie. Ainsi retrouve-t-on dans La Damnation quelques paroles de Méphistophélès qu’il était fréquent d’entendre dans ces séminaires secrets : “Esprits des flammes inconstantes, / Accourez ! j’ai besoin de vous” (scène XII).

    L’engouement pour ces rendez-vous ne fera que croître au fil des ans, les esprits se trouvant avantageusement interpelés par la célèbre affaire de la “Possession” de Morzine entre 1857 et 1873 (9) et les premières recherches sur l’hystérie.

     

                La mort, enfin, est omniprésente dans La Damnation comme le souligne Roger Delage : “Sous différents aspects elle frappe chacun des personnages. Mort horrible de Faust happé par l’enfer. Mort tragique de Marguerite abandonnée dans son cachot après sa condamnation. Mort du rat qui grille dans son fourneau et qui semble préfigurer sous un aspect caricatural la propre mort de Faust. Mort de la puce qu’on écrase comme nous le chante Méphisto et dont la fin paraît d’autant plus atroce que Berlioz, après Goethe-Nerval, nous l’avait montrée heureuse et insouciante, sautillante sur un orchestre tout en légèretés” (10).

    Elle est aussi présente au début de l’œuvre lorsque le docteur envisage de mettre fin à ses souffrances par le suicide (11). Car le suicide est une pièce importante du puzzle de la vie de Berlioz, de la sensibilité romantique et de La Damnation de Faust. Ce geste désespéré, symbole extrême de liberté (car il défie le pouvoir de Dieu censé décider du moment de la mort de chacun), a croisé la vie du jeune Hector bien tôt : son meilleur ami, le fils de son professeur de musique lyonnais (Imbert) en sera la triste victime.

    En outre, lorsque les circonstances s’avèrent « propices », Berlioz n’hésite pas à envisager de distribuer généreusement la mort autour de lui, avant de se suicider lui-même. Tel est en tous cas le plan abraccadabrant qu’il échafaude après une pénible trahison amoureuse : en 1831, le musicien est amoureux d’une jeune pianiste, Camille Moke ; les deux jeunes gens sont fiancés mais, après sa réussite au Prix de Rome, Berlioz se doit d’aller séjourner à la Villa Médicis. La mort dans l’âme, il se résout à partir. Alors que les jours s’écoulent en terre latine, aucun courrier de sa bien-aimée ne lui parvient., jusqu’au jour maudit où une lettre de la mère de Camille lui annonçe le mariage de sa fille avec le facteur de piano Camille Pleyel. La vengeance la plus radicale germe alors dans l’esprit de Berlioz : s’introduire dans la demeure des Moke sous un travestissement de soubrette, pistolets à la main, flacons de laudanum et de strychnine en poche. Tuer ensuite la mère, le mari et Camille avant de retourner l’arme contre lui. Il exposera dans ses Mémoires, treize ans plus tard, son plan diabolique :

                « Je me présentais ainsi chez mes amis..., je me faisais annoncer comme la femme de chambre de la comtesse M..., chargée d’un message important et pressé ; on m’introduisait au salon, je remettais une lettre et, pendant qu’on s’occupait à lire, tirant de mon sein mes deux pistolets doubles, je cassais la tête au numéro 1, au numéro 2, je saisissais par les cheveux le numéro 3, je me faisais reconnaître, malgré ses cris, je lui adressais un troisième compliment ; après quoi, après que ce concert de voix et d’instruments n’eût attiré des curieux, je me lâchais sur la tempe droite le quatrième argument irrésistible et, si le pistolet venait à rater (cela s’est vu), je me hâtais d’avoir recours à mes petits flacons ».

                Ce sinistre scénario ne restera heureusement qu’à l’état de simple projet. Mais la sagesse ne l’emporte pas toujours et le compositeur ne recule pas systématiquement devant l’expérimentation “personnelle” du suicide, comme le démontre l’épisode suivant. En dépit de l’opposition de leurs familles respectives, Berlioz et Harriet Smithson décident, en 1833, de se marier. Les semaines précédant les noces sont parsemées de scènes de passion et de renoncement, d’affront et de réconciliation entre ces deux caractères volcaniques. Un jour, Harriet signe, comme le relate Henry Barraud, une promesse de mariage aussitôt déchirée par « l’exécrable sœur », « la damnée petite bossue » qui lui dit en face que, « si elle était assez forte, elle le jetterait par la fenêtre ». Après quoi il (Berlioz) avale, sous les yeux de l’Irlandaise, une « fameuse gorgée de poison ». « Cris affreux d’Harriet ! Désespoir sublime !... Rires atroces de ma part !... Désir de revivre en voyant ses terribles protestations d’amour ! Émétique..., ipécacuana..., vomissements de deux heures..., il n’est resté que deux grains d’opium ; j’ai été malade trois jours et j’ai survécu » (12). La mort, sous ses divers habits, s’impose donc comme un fidèle compagnon de route du compositeur. Elle hantera, bien-entendu, chaque page de sa singulière partition.

     

    Ainsi réunis, ces quelques éléments évoquant les thèmes majeurs de La Damnation — nature, voyages, amour, pacte avec le démon, fantastique, mort — suffisent à montrer combien Berlioz, dans son existence même, est indissociable de son œuvre.

    Loin de n’être qu’une pure perle du répertoire musical, cette « légende dramatique » — miroir d’une vie— résonne comme la traduction d’une philosophie profonde, la contestation d’un ordre oppresseur, la recherche désespérée d’un bonheur idéal, la volonté d’accession à la liberté totale du moi... A travers elle, on devine, bien entendu, le cri romantique dans une de ses plus pures et l’une de ses plus rares — en France en tous cas — expressions.


    ___________________________________

    1 - “Le titre seul de cet ouvrage (La Damnation de Faust) indique qu’il n’est pas basé sur l’idée principale du Faust de Goethe, puisque, dans l’illustre poème, Faust est sauvé. L’auteur de La Damnation de Faust a seulement emprunté à Goethe un certain nombre de scènes qui pouvaient entrer dans le plan qu’il s’était tracé, scènes dont la séduction sur son esprit était irrésistible” affirme Berlioz. (La Damnation de Faust, Avant-propos de l’auteur).

    2 - Déjà, lorsqu’il compose “à chaud”, après la lecture du fameux chef-d’œuvre, les Huit Scènes de Faust, l’immense écrit ne représente pas pour lui une trame précise. Bien au contraire. Si ce texte a mis son esprit en ébullition, celui-ci va accoucher d’un ouvrage totalement neuf, personnel. Faust se résumant alors à un simple prétexte fourni à l’auteur pour exprimer son propre génie, sa propre sensibilité et son propre parcours. Composée 15 ans plus tard, La Damnation répond au même schéma, l’histoire du compositeur s’étant, elle, enrichie de 15 riches années.

    3 - Berlioz est né en 1803 ; son père est un très respectable médecin.

    4 - Estelle, prénom propre à enflammer l’imagination de l’adolescent qui avait justement alors pour livre de chevet Estelle et Némorin, fade pastorale de Florian.

    5 - Contrairement à sa première femme, Harriet Smithson, actrice anglaise célèbre qui envoûta Berlioz (et bien des Romantiques) lors de son interprétation d’Ophélie à la fin de l’été 1827, Berlioz étant plus tombé amoureux de Shakespeare et de son héroïne que de l’actrice (le fiasco de leur mariage en témoignera).

    6 - Notons le Faust de Théolon joué aux Nouveautés en 1827, suivi d’un deuxième de Béraud, Merle et Nodier présenté à la Porte Saint-Martin en 1828, Le Cousin Faust (parodie) de Mélesville, Brazier et Carmouche à l’affiche de la Gaïté en 1829 ou encore Méphistophélès ou le diable et la jeune fille créé au Théâtre du Panthéon en 1832.

    7 - Citation extraite de : Maigron, Louis, Le Romantisme et la Mode, Paris, Champion, 1911.

    8 - Citons ainsi ces deux extraits de La Damnation :

    “(...) Je te donnerai tout : le bonheur, le plaisir ; / Tout ce que peut rêver le plus ardent désir” (Méphistophélès - Première partie, scène V) et le célèbre Chœur d’étudiants (scène VIII) : “Jam nox stellata velamina pandit : / nunc bibendum et amandum est ! Vita brevis / fugaxque, voluptas. Gaudeamus igitur, / gaudeamus !... Nobis subridente luna, / per urbem quaerentes puellas eamus ! Ut cras / fortunati Caesares, dicamus : Veni, vidi, vici ! / Gaudeamus igitur, gaudeamus !” (Traduction : “Déjà la nuit étend ses voiles étoilés ; / c’est l’heure de boire et d’aimer. La vie est courte / et le plaisir fugitif ! Réjouissons-nous donc, / réjouissons-nous ! Pendant que la lune / nous sourit, allons par la ville cherchant les / jeunes filles pour que demain, heureux Césars, / nous disions : Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu ! / Réjouissons-nous donc, réjouissons-nous !”).

    9 - Fait divers interprété alternativement comme une épidémie de possession diabolique s’abattant sur des dizaines de femmes et enfants ou comme une manifestation d’hystérie collective. Pour en savoir plus, consulter à ce sujet : Dupont-Bouchat, Marie-Sylvie, “Le Diable apprivoisé. La sorcellerie revisitée. Magie et sorcellerie au XIXème siècle”, contribution à Magie et sorcellerie en Europe du Moyen Age à nos jours (sous la direction de Robert MUNCHEMBLED), Paris, Armand Colin, 1994.

    10 - Delage, Roger, Une œuvre habitée, L’Avant-Scène Opéra n° 22, juillet-août 1979.

    11 -  Deuxième partie, Scène IV : Allons, il faut finir !... Mais je tremble... / Pourquoi trembler devant l’abîme entrouvert devant moi ?... / O coupe trop longtemps à mes désirs ravie / Viens, viens, noble cristal verse moi le poison / Qui doit illuminer ou tuer ma raison.

    12 - Barraud, Henry, Hector Berlioz, Paris, Fayard, 1979

     

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    Jonas Kaufmann dans l' "Invocation à la Nature", archétype du romantisme à la française...

     



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    Vienne, la valse et son “roi”…

     

     « … En rapprochant les deux sexes, [elle] émeut vivement les sens… inspire les désirs… les irrite… et porte tellement vers la volupté qu’elle est souvent dangereuse pour l’innocence. Elle donne le goût de la dissipation… du luxe… et met la fille vertueuse en contact avec le séducteur qui médite sa perte. De plus, elle est funeste à la santé, et précipite trop souvent dans la tombe des femmes qui, sans elle, auraient parcouru une longue carrière »1.

    Ce n’est pas à un produit chimique prohibé que fait allusion cet avertissement circonstancié : il s’agit d’un exemple de ce que l’on pouvait lire, dans l’Europe du XIXème siècle, à propos de la valse.

    Si cette danse de glissement et de tournoiement soulève alors, au rythme de sa conquête de l’Europe, des objections éthiques convaincues, c’est parce que son fondement même (aussi surprenant que cela puisse paraître aujourd’hui) s’appuie sur la sensualité : « enlacer et repousser, c’est toute la symbolique des relations entre les sexes », précise avec pertinence Robert Pourvoyeur, qui associe chaque geste élémentaire de la valse à une profonde pulsion de l’homme, la rapprochant ainsi d’un mimétisme (cathartique ?) des désirs humains.

    Vienne, où la musique (Haydn, Mozart, Beethoven ou encore Schubert y avaient élu résidence) et la danse sont omniprésentes, est logiquement l’épicentre à partir duquel la valse, issue du Ländler villageois, lui-même dérivé du chant tyrolien, se propage de manière fulgurante dès 1800. L’épidémie touche tous les milieux sociaux et devient même un moteur du brassage des classes par l’intermédiaire des salles publiques : certaines peuvent contenir plusieurs milliers de danseurs, soit une bonne partie de la population viennoise !

    Il faut dire que, depuis la chute de l’Empire napoléonien en 1815, et comme le souligne le un pot-pourri à succès empruntant les plus belles pages des Strauss père et fils, « Vienne chante et danse »2.

    Après l’époque prospère et paisible qui l’emmène jusqu’en 18483, la ville poursuit sa croissance sous le règne de François-Joseph avec une ère libérale marquée par un essor industriel et bancaire époustoufflant4. Son visage change au gré des transformations urbaines  (songeons en effet aux travaux du Ring, large boulevard circulaire lancé en 1857, rivalisant avec l’avenue des Champs-Élysées) et d’une fureur de construction dont le style, fort éclectique, symbolise son identité même. Car Vienne est plurielle, fondamentalement cosmopolite : longtemps assaillie à l’est par les Ottomans, puis à l’ouest par les campagnes de Bonaparte, la cité est historiquement ouverte aux influences étrangères. Elle se fonde elle-même sur un vaste conglomérat de peuples et d’ethnies : Tchèques, Magyars, Roumains, Croates, Serbes, Bosniaques, Slovènes, Italiens et Ukrainiens, sans oublier l’héritage bohémien. Remarquable carrefour européen, la capitale se nourrit de ces apports multiples, et bouillonne d’idées. La valse — véritable phénomène social et culturel — est l’une d’elles.

    Et cette danse singulière a ses maîtres.

    Bercé par les airs tziganes et autres mélodies paysannes entendus à l’envi dans l’auberge paternelle  — Au Bon Pasteur — Johann Strauss père (1804-1849), cultive la valse avec passion dans le premier XIXème siècle. Elargissant sa structure, son fils Johann la magnifie et donne à la « belle » un souffle et une ampleur inégalés. Enthousiaste, le jeune Strauss n’interrompt pas là son travail et administre à la polka le même traitement salutaire. Celle-ci se régénère à son tour arborant désormais fluidité et élégance. La maîtrise du compositeur — bientôt couronné « roi de la valse » — est telle qu’il ne tarde pas à obtenir pour ses créations, à l’instar de son illustre père, une cascade de triomphes. Dès 1851, des tournées de concerts dédiées aux valses viennoises le conduisent à Prague, Dresde, Leipzig, Saint-Pétersbourg. Suite au traité de paix signé entre l’Autriche et la Prusse, Johann Strauss présente pour la première fois en 1867 son Beau Danube bleu, avec un chœur de 1200 hommes. En dépit du gigantisme de l’événement, l’accueil est glacial, mais la partition rebondit aussitôt et connaît un triomphe, la même année, lorsque son auteur la fait entendre à l’Exposition Universelle de Paris, où, invité, il devient rapidement la coqueluche de la capitale française.

    Distingué et élégant, Johann avait mis fin à sa vie de séducteur en épousant en 1862 une célèbre chanteuse d’opéra, Henriette Chalupetzky, alias Jetty Treffz (créatrice des mélodies Zaïde et Le Jeune pâtre breton de Berlioz, au Theater an der Wien, en 1845). Sous l’influence conjuguée de celle-ci et d’Offenbach, qu’il a rencontré à Vienne, Strauss commence à penser à la scène, lui qui jusque-là voyait dans le chant une sorte de parasite de la musique, et se lance à 46 ans dans l’opérette. Sa première tentative, Les Joyeuses Commères de Vienne, n’est jamais représentée. Mais les deux suivantes, Indigo et les quarante voleurs5 en 1871 et Le Carnaval de Rome6 en 1873, sont assez bien accueillies, essentiellement grâce à la délicatesse des mélodies et à une incontestable aisance dans le maniement des couleurs orchestrales.

    Après La Chauve-souris en 1874, suivront Cagliostro à Vienne (1875) — où s’illustre le fameux Alexandre Girardi, qui deviendra vite le principal créateur des œuvres du maître —, puis Le Prince Mathusalem, représenté en 1877 au Carl Theater.

    Veuf, puis remarié avec l’actrice Angelika Dittrich, qui le quitte quelques années plus tard, Strauss connaît successivement échecs (Colin-Maillard en 1878) et succès (Le Mouchoir de la reine7, 1880 ; La Guerre des femmes, 1881). En 1883, Une nuit à Venise est fraîchement accueillie par le public du tout nouveau Friedrich Wilhelm Strass Theater de Berlin, mais triomphe une semaine plus tard au Theater an der Wien, dans l’interprétation de l’indispensable Girardi. C’est en 1885, peu après avoir épousé celle qui l’accompagnera jusqu’à la fin de sa vie — Adèle Deutsch (ou Adèle Strauss, veuve du banquier Anton Strauss) —, que Johann remporte son deuxième triomphe véritable à l’An der Wien : Le Baron Tzigane8, qui sera repris dans une version française en 1895, aux Folies Dramatiques. Suivront six opérettes (dont Simplicius en 1887, Le Chevalier Passman en 1892, La Déesse Raison en 1897… et enfin Sang viennois, œuvre posthume, en 1899) parmi lesquelles seule Princesse Ninetta (1893) connaîtra un franc succès, avant toutefois de disparaître du répertoire. Mettant fin à une carrière foisonnante et parfaitement au diapason de son époque, Johann Strauss décède juste avant la naissance du nouveau siècle9, vraisemblablement d’un coup de froid contracté alors qu’il dirigeait en plein air l’ouverture de… La Chauve-souris !

     

    C’est cette partition — son plus grand chef-d’œuvre — pétillante, débordante de vie, qui demeure l’apogée de sa carrière et lui garantit une place de choix dans la postérité (n’est-ce pas l’opérette la plus jouée au monde pour les fêtes de fin d’année ?).

    La création de La Chauve-souris (Die Fledermaus) est programmée le 5 avril 1874 au Theater an der Wien. La distribution — exceptionnelle — semble de bon augure pour assurer le succès de l’ouvrage : le rôle de Rosalinde, l’épouse futée qui, costumée en comtesse hongroise, piègera son volage mari, est confié à la renversante Marie Geistinger, égérie d’Offenbach (créatrice de La Belle Hélène en allemand), fidèle ambassadrice des succès de Strauss (elle avait créé Indigo et Le Carnaval de Rome) et « première grande divette » de la capitale autrichienne.

    L’ouvrage, de surcroît, reflète à merveille la sensibilité viennoise, adepte du Nur-net-hudeln (surtout, rien ne presse !) et particulièrement encline aux plaisirs, de la vie comme de la table. Les deux héroïnes incarnent, quant à elles, les prototypes de l’Autriche habsbourgeoise de la fin XIXème. Adèle, la piquante chambrière, et Rosalinde, la dame pleine d’esprit, sont des figures emblématiques de la frivolité exubérante d’une époque enjouée, dont le goût du déguisement est caractéristique (celui de la chauve-souris étant alors particulièrement prisé).

    Mais le climat social est hélas peu propice au divertissement : Vienne ne s’est pas encore remise du monumental krach boursier du 9 mai 1873, lequel, outre de catastrophiques conséquences économiques (faillites, vagues de suicides chez les petits épargnants, fermeture des banques) a marqué, en même temps que la fermeture anticipée de l’Exposition Universelle de Vienne, la fin brutale d’une période de croissance exponentielle10, d’autant plus qu’il intervenait en pleine épidémie de choléra.

    Dans ce contexte délicat, le livret de La Chauve-souris (rédigé par Karl Haffner et Richard Genée11 d’après un vaudeville de Meilhac et Halévy, Le Réveillon12, créé en 1872), qui met en scène — tout comme La Vie parisienne — des personnages contemporains, va se révéler problématique.

    Jugeons plutôt : Eisenstein, bourgeois viennois, a été condamné à huit jours de prison, mais entend bien, avant de s’y rendre, profiter d’une soirée mondaine, et suivre ainsi le conseil de son ami Falke. Pendant ce temps Rosalinde, sa femme, fait face à un ancien amant décidé à profiter de l’aubaine, mais qu’un quiproquo conduira jusqu’à la cellule destinée au mari. Lors du bal donné par un prince russe, Eisenstein se prendra d’abord d’amitié pour le directeur de la prison où il devait se rendre, les deux compères ignorant chacun l’identité de l’autre ; il entreprendra ensuite de courtiser, sans la reconnaître sous son déguisement, sa propre épouse, mise au courant de son escapade. Après une cascade de malentendus, tout se résoudra le lendemain à la prison, où l’on apprend que Falke a monté cette farce de toute pièce afin de se venger de celle qu’Eisenstein lui avait tendu quelques années plus tôt, l’obligeant à traverser la ville déguisé en chauve-souris. Et le champagne, qui coule à flots tout au long de ces péripéties, scelle leur réconciliation.

    Ainsi la satire, à peine voilée, des mœurs bourgeoises d’avant le krach parvient-elle difficilement à divertir un public tenaillé par l’angoisse et l’amertume. La création de l’opérette tourne donc à l’échec et l’ouvrage est retiré de l’affiche après seize représentations seulement !

     

    Il en faut plus, cependant, pour enterrer une partition qui, manifestement, possède tout l’attirail musical permettant d’espérer le succès. En effet, La Chauve-souris , ce « Folklore de grande classe, créé par un musicien au métier consommé », comme l’indique André Lischke, s’inaugure par une ouverture aux dimensions d’opéra : cinquante et une pages de partition d’orchestre ! L’atmosphère est effrénée dès le début, et un rythme de polka suggère d’emblée l’idée de la fête. A l’acte II, la czardas, l’un des clous de l’ouvrage, rappelle la part tzigane de la musique autrichienne, et évoque quelque rhapsodie de Liszt, par ailleurs ami de Strauss. Après un « thème du champagne » au finale particulièrement riche et coloré, l’acte central s’achève sur une valse. Le suivant débute sur le leitmotiv de la fête, réminiscence musicale de la nuit précédente, et pétille tout particulièrement d’une mise en valeur des instruments à vent aigus. Le finale de l’œuvre reprend les principaux motifs de l’ouverture : polka et motif de violons grazioso, avant que la joie de la réconciliation des protagonistes n’explose dans le fameux thème du champagne.

    La Chauve-souris s’impose ainsi comme l’archétype de l’opérette viennoise13 : un équilibre savant entre l’héritage offenbachien et la « couleur locale » initiée par un compatriote de Strauss, Franz von Suppé (1819-1895), le tout relevé d’une touche de « Posse », la farce viennoise, et matiné d’un zeste d’influence italienne.

     

    Malgré un début semé d’embûches, La Chauve-souris soulève bien vite l’enthousiasme du public de Berlin, de Hambourg et, peu après, de… Vienne. Présentée en France (terre d’origine de l’intrigue), l’œuvre s’impose au Théâtre de la Renaissance en 1877 (entièrement remaniée cependant) sous le titre La Tzigane, emmenée par la célèbre Zulma Bouffar. Il faut attendre 1904 et le nouveau livret de Paul Ferrier pour que La Chauve-souris retrouve son titre et ses ressorts viennois. Elle triomphe tout au long de ses cinquante-six représentations, illuminées par les Eve Lavallière, Cécile Thévenet, Jeanne Saulier, Brasseur, Claudius littéralement daichaînés, sous la baguette alterte d’Artur Bodansky… Par la suite l’opérette scandera les meilleures comme les pires heures de la capitale française : en 1941, sept de ses représentations sont programmées à l’Opéra de Paris, à l’usage exclusif des personnels civils et militaires allemands stationnés là… et verront les débuts, dans le rôle d’Adèle, d’Elisabeth Schwarzkopf.

    Quant à la destinée viennoise de Die Fledermaus, elle est définitivement scellée lorsque Gustav Mahler dirige la partition à l’Opéra de Vienne en 1894, l’intégrant ainsi au répertoire, et contribuant à lui ouvrir les portes des grands opéras du monde. A Vienne, les plus illustres chanteurs d’opéra et chefs-d’orchestre ont, depuis lors, pris part aux traditionnelles représentations de Die Fledermaus, l’opérette n’y étant pas, comme en France, considérée comme un genre mineur.

     

     

    _________________________

    1 - Citation extraite de : A propos de la valse..., textes réunis par Yvonne Vart, programme « Danses de salon », Opéra National de Bordeaux,  mars 2001.

    2 - Vienne chante et danse, opérette à grand spectacle créée le 25 novembre 1967 au Théâtre Mogador à Paris ; livret et lyrics de Henri Varna, Marc Cab et Richard Genée d’après le roman de Suzanne Normand et Jean Acker « Le Vagabond impérial » ; musique de Jack Ledru, airs additionnels de Johann Strauss père et fils.

    3 - C’est « l’ère Biedermeier », archétype du bon bourgeois moyen.

    4 - L’Empire s’affaiblit néanmoins politiquement : après la perte des territoires italiens et la défaite de Sadowa en 1866 contre la Prusse de Bismarck, François-Joseph Ier ménage le nationalisme hongrois et scinde l’Empire en une double monarchie dotée de parlements séparés.

    5 - Indigo et les quarante voleurs — livret de Max Steiner, directeur du Theater an der Wien — fut créé en 1871 sur la scène de ce même théâtre. L’œuvre sera reprise à Paris en 1875 sous le titre La Reine Indigo, avec Zulma Bouffar, l’interprète chérie d’Offenbach, dans le rôle titre.

    6 - Livret de Joseph Braun et Richard Genée.

    7 - Livret de Richard Genée. Cette opérette comprend notamment la célèbre valse intitulée Rose du Sud.

    8 - Le rôle titre est, une fois encore, créé par Alexandre Girardi.

    9 - Né à Vienne en 1825, il y meurt le 3 juin 1899.

    10 - Croissance vécue avec une fierté exacerbée car Paris, rivale culturelle de Vienne, se remet alors avec difficulté de l’épisode sanglant de la Commune.

    11 - Richard Genée, connu alors autant pour ses livrets que pour sa musique, a déjà lui-même composé et dirigé plusieurs opérettes.

    12 - Meihlac et Halévy — par ailleurs librettistes d’Offenbach — avaient imaginé, pour Le Réveillon, l’intervention vengeresse, au cours de la nuit de la Saint-Sylvestre, d’un oiseau bleu à bec jaune (et non d’une chauve-souris).

    13 - Au détriment de l’opérette française, ce genre nouveau triomphera dans l’Europe entière, véhiculant dans le même temps le célèbre « art de vivre viennois » dont Strauss deviendra l’ambassadeur.
     

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    Kiri Te Kanawa et Dennis O'Neill, effervescents ! Et nous reconnaissons au passage divers clins d'oeil au répertoire italien que Strauss n'a jamais écrits...




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