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    Idomeneo, re di Creta ou les fondements de la dramaturgie mozartienne

     

    « Idoménée, fils de Deucalion et petit-fils de Minos… était allé, comme les autres rois de la Grèce, au Siège de Troie. Après la ruine de cette ville, il fit voile pour revenir en Crète ; mais la tempête fut si violente, que le pilote de son vaisseau et tous les autres qui étaient expérimentés dans la navigation crurent que leur naufrage était inévitable. Chacun avait la mort devant les yeux, chacun voyait les abîmes ouverts pour l’engloutir ; chacun déplorait son malheur (…). Idomenée, levant les yeux et les mains vers le ciel, invoquait Neptune :“Ô puissant dieu — s’écria-t-il — toi qui tiens l’empire des ondes, daigne écouter un malheureux ! Si tu me fais revoir l’île de Crète, malgré la fureur des vents, je t’immolerai la première tête qui se présentera à mes yeux”. Cependant son fils, impatient de revoir son père, se hâtait d’aller au-devant de lui pour l’embrasser, malheureux, qui ne savait pas que c’était courir à sa perte ! » (1).

     

    Directement inspiré à Fénelon par L’Odysée d’Homère, cet extrait des Aventures de Télémaque publiées à Paris en 1699, est significatif de l’importance que la culture antique occupait dans la formation des esprits les plus nobles, lesquels étaient familiers du personnage d’Idoménée. Il faut dire que Fénelon avait rédigé ce roman didactique à la seule fin de parfaire l’éducation du turbulent Duc de Bourgogne, héritier de la couronne de France. Si la Cour lui reprocha d’avoir, par cet écrit, brocardé la personne du roi et son gouvernement peignant, derrière ses personnages, les portraits peu flatteurs de Madame de Montespan (Calypso), de la duchesse de Bourgogne (Antiope), de Mademoiselle de Fontanges (Eucharis), du ministre des Armées le marquis de Louvois (Protésilas) et enfin de Louis XIV lui-même (Idoménée), l’ouvrage n’en disparut pas pour autant. Bien au contraire, après la disgrâce qui le frappa à la fin du règne du roi Soleil, une destinée exemplaire lui fut offerte au siècle des Lumières : l’itinéraire du souverain Idoménée — cheminant de la barbarie infanticide à la sérénité et à la sagesse — rejoignait en effet les exhortations à la monarchie éclairée que brandissaient maints esprits novateurs.

     

    Comme en témoigne un courrier adressé à sa mère en 1770, Mozart fut, des Aventures de Télémaque, un lecteur enthousiaste (de même son théâtre refléta-t-il, jusqu’à sa mort, une adhésion sans faille à la philosophie nouvelle).

    Ainsi, lorsqu’à l’automne 1780, le prince-électeur Karl-Theodor de Bavière commanda, pour le carnaval de Munich, un opera seria au compositeur, celui-ci mesura aussitôt les développements artistiques extraordinaires qu’il pouvait tirer de l’aventure d’Idoménée, sujet à la fois exemplaire pour le genre dans lequel on lui demandait de s’exprimer, et tout particulièrement familier.

    Mozart quitta alors Salzbourg, son père et l’oppressante tutelle du prince-archevêque Colloredo pour rejoindre Munich afin de mener à bien son travail de composition au contact des chanteurs et du merveilleux orchestre de Mannheim (résidant depuis peu dans la ville de Karl-Theodor). Si l’éloignement de Salzbourg était vécu par le musicien comme un véritable soulagement, un problème considérable subsistait : le livret.

     

    Le texte d’Idomeneo avait été commandé au chanoine Giambattista Varesco, chapelain de la cour de Salzbourg, qui avait largement puisé dans l’Idoménée d’Antoine Danchet (1712) (2), lequel s’était inspiré d’un ouvrage homonyme de Crébillon (1705). Ces deux derniers auteurs demeurant de pâles imitateurs de Racine, il n’est guère étonnant de constater — à l’instar de Jean-Michel Brèque — quelques similitudes entre l’écrit du premier et Phèdre ainsi qu’entre les vers du second et Andromaque.

    Non dénué d’intérêt, le livret de Varesco semblait cependant un peu trop bavard et Mozart ne tarda pas à souhaiter quelques ajustements dramaturgiques. Il fallait cependant opérer avec tact et diplomatie, en ménageant la susceptibilité du très respectable auteur. C’est Leopold Mozart, père d’Amadeus, qui fut chargé de transmettre à Varesco les doléances de son fils. S’en suivit une vaste correspondance entre les deux Mozart, correspondance qui allait offrir de très précieuses informations sur les conceptions artistiques du génial compositeur.

     

    A maintes reprises, Mozart intervint donc. Non à des fins musicales, comme on aurait pu s’y attendre, mais dramaturgiquement. Ce fut tantôt la crédibilité d’une scène qu’il fallait garantir :

    « Au premier acte, scène VIII, M. Quaglio (le décorateur) a fait la même objection que nous avions faite dès le début, à savoir qu’il n’est pas d’usage que le roi soit tout seul sur le bateau. Si M. l’abbé croit qu’on peut raisonnablement se le représenter ainsi, dans une horrible tempête, abandonné de tous, sans bateau, tout seul, nageant en grand danger, tout peut rester ainsi, c’est bien ; car sur le bateau, il ne peut rester seul — c’est impossible qu’il soit seul. Sinon il faudrait que quelques généraux, des familiers, débarquent avec lui ; et alors il conviendrait que le roi dise quelques mots, ait encore quelques mots à dire à des gens, par exemple de le laisser seul ? » (3).

    Tantôt, il fallait impérativement préserver l’efficacité dramatique :

    « Dites-moi, ne trouvez-vous pas que le discours de la Voix souterraine est trop long ? Examinez bien cela. La Voix doit être terrifiante, elle doit pénétrer l’âme — il faut qu’on la croie vraie. Et comment l’effet peut-il être aussi fort si le discours qu’elle tient est trop long, et si sa longueur permet peu à peu au spectateur de se persuader qu’elle n’est qu’une illusion ? Si dans Hamlet le discours du spectre n’était pas si long, l’effet produit en serait meilleur. » (4)

    ou encore : « La scène entre le père et le fils au premier acte, et la première du second, entre Idomeneo et Arbace, sont toutes deux trop longues — elles vont ennuyer, c’est certain. (…) Je désirerais seulement que M. l’abbé voulût bien m’indiquer comment les raccourcir — et même le plus possible — car autrement je devrai le faire moi-même. » (5).

     

    Au-delà des échanges avec Varesco, Mozart dut également composer avec les insuffisances et exigences des chanteurs : pitoyable acteur, le castrat dal Prato rencontrait, de surcroît, d’immenses difficultés techniques pour assimiler son rôle. Doté d’un art de la comédie équivalent, le célèbre ténor Anton Raaff (créateur du rôle d’Idomeneo) exigeait — comme cela se pratiquait alors fréquemment — que l’écriture musicale du compositeur suive ses désirs. Du haut de ses vingt-cinq ans (Raaff en avait soixante-six), Mozart dut faire quelques concessions (notamment dans les airs interprétés par Raaff) mais resta ferme sur ce qu’il considérait relever de sa seule autorité : « en ce qui concerne les trios et les quatuors, il faut laisser au compositeur sa libre volonté » affirmait-il avec conviction (6).

    Mozart enfin n’eut aucune pitié lorsqu’il se fut agit, pour préserver l’efficacité dramatique de l’œuvre, de sacrifier sa propre musique :

    « La répétition du troisième acte a magnifiquement marché. On a trouvé qu’il dépassait encore de beaucoup les deux premiers — mais le texte est encore beaucoup trop long et, par suite, la musique également (ce que j’avais toujours dit) : en sorte qu’on coupe l’air d’Idamante, “No la morte io non pavento” — il était de toute façon mal placé — bien que les gens qui l’on entendu chanter le déplorent — on coupe aussi le dernier air de Raaff [“Torna la pace”] — que l’on regrette encore davantage — mais quoi ? nécessité fait loi. » (7).

    Réunissant Anton Raaff (Idomeneo), Vicenzo dal Prato (Idamante), Dorothea Wendling (Ilia), Elisabeth Wendling (Elettra), Domenico de’Panzacchi (Arbace) et Giovanni Valesi (le Grand Prêtre de Neptune),  Idomeneo, re di Creta, fut donc créé au Residenztheater de Munich le 29 janvier 1781 (8).

     

    Si l’intrigue s’appuyait évidemment sur l’épisode mythologique, le profil des personnages et les situations vécues présentaient, quant à eux, de réels parallèles avec l’existence même du compositeur. Soulignée par de nombreux analystes, cette coloration autobiographique du propos apparaissait incontestable. Comment ne pas percevoir en effet dans l’autorité d’Idomeneo celle, oppressante, de Leopold Mozart ? Comment ne pas distinguer dans le pouvoir menaçant de Neptune la main de fer du prince-archevêque Colloredo ? Quant au compositeur lui-même, il demeurait présent au travers des gestes et sentiments de divers personnages : dans la candeur et l’esprit conciliant d’Idamante tout d’abord ; dans le statut d’esclave d’Ilia (rappelons une fois encore l’écrasante tutelle que Colloredo imposait au musicien) ainsi que dans ses déboires sentimentaux ensuite (la Troyenne Ilia souffrait d’un amour interdit pour le Grec et ennemi Idamante, tout comme Mozart souffrait de l’amour qu’il nourrissait naguère pour la chanteuse Aloysia Weber et auquel son père s’était opposé) ; dans l’isolement sentimental d’Elettra enfin (Elettra aimait Idamante sans retour et sa passion, aussi déchirante que vaine, évoquait à nouveau celle de Mozart pour Aloysia qui, au grand désespoir du compositeur, avait choisi d’épouser le comédien Lange).

     

    De cette implication personnelle découlait, à n’en pas douter, l’intensité émotionnelle qui se dégageait de la musique. Le caractère bouleversant, frénétique, de certains airs en témoignait : « Fuor del mar ho un mar in seno » (Acte II) d’Idomeneo ; « Il padre adorato ritrovo e lo perdo » (Acte I) d’Idamante ; « Padre germani addio » (Acte I), « Se il padre perdei » (Acte II) et « Zeffiretti lusinghieri » (Acte III) d’Ilia ou « Tutte nel cor vi sento » d’Elettra (Acte I) — la première des héroïnes anticipant les accents de Pamina, la seconde ceux de la Reine de la Nuit. Et pour parfaire la richesse de ses peintures, Mozart — marqué par son séjour à Paris en 1778 — ouvrait son inspiration musicale au modèle français, Glukiste en particulier (les multiples utilisations du chœur à des fins dramatiques en étaient une preuve supplémentaire).

     

    Enfin Idomeneo contenait déjà les thèmes qui allaient devenir récurrents dans l’œuvre entière de Mozart : la louange en l’exercice d’un pouvoir éclairé (dans la droite ligne de l’esprit des Lumières), les vertus de la clémence (La Clemenza di Tito…), le jeu des passions (Cosi fan tutte…), la valorisation de l’amour pur (Die Zauberflöte…), une vision progressiste de la femme (Die Entfürung aus dem Serail, Le Nozze di Figaro…), l’ésothérisme (songeons à la Voix qui préfigure tant le Commandeur de Don Giovanni que Sarastro dans Die Zauberflöte)…

     

    En dépit de sa qualité, l’œuvre ne connut que trois représentations. A l’exception de quelques airs joués séparément lors de concerts à Vienne, Idomeneo ne fut repris que dans la perspective d’une exécution privée en 1786, au palais du prince d’Auersperg. Pour l’occasion, Mozart dut modifier sa partition. Parallèlement aux coupures, il composa de nouveaux passages, notamment un merveilleux duo entre Ilia et Idamante — « Spiegarti non poss’io » — remplaçant « S’io non moro » (Acte III, scène 2) et un solo de violon destiné à faire briller l’éminent conte Hatzfeld, violoniste émérite, dont l’épouse incarnait le personnage d’Elettra. Le rôle d’Idamante fut, quant à lui, confié à un ténor (9).

     

     

    A la lumière des divers éléments que nous venons d’évoquer, une évidence se fait jour.

    Des multiples interventions dans la rédaction du livret à l’implication personnelle du compositeur, c’est bien ici le Mozart dramaturge que l’on perçoit. L’omniprésence dont il fait preuve avec Idomeneo — et qui touche tous les aspects de la création : littéraires, dramatiques, esthétiques et musicaux — n’a rien à envier à celle qui l’animera pour ses grandes productions lyriques postérieures (de Die Entfürung aus dem Serail à Die Zauberflöte). A cet égard, Idomeneo s’impose non comme le dernier des opéras de jeunesse — jugés quelque peu superficiels — du compositeur mais comme le premier de ses chefs-d’œuvre dramatiques. La performance est d’autant plus remarquable que le musicien se devait de suivre les canons assez rigides de l’opera seria, forme qui se trouvait passablement sclérosée à la fin du XVIIIe siècle, l’essence de la tragédie étant copieusement sacrifiée aux ostentatoires acrobaties vocales. Tout en en respectant le cadre, Mozart faisait évoluer le genre en rompant avec la dérive dramaturgiquement stérile qui le paralysait. Si la remise en cause radicale des formes seria et buffa — notamment par l’intégration d’éléments comiques à la tragédie, et inversement — ne vînt que plus tard, Idomeneo représente une étape majeure dans cette évolution. Car les principes fondamentaux de la dramaturgie mozartienne y sont exposés et les mots présents dans la correspondance du compositeur avec son père le confirment. Ainsi des réponses sont-elles apportées aux questions suivantes : le problème récurrent à l’opéra de la frontière entre le parlé et le chanté ne peut se résoudre qu’au regard de l’efficacité dramatique de chaque mode d’expression ; dans les relations entre chanteurs et compositeur, si quelques concessions peuvent être faites sur les airs particuliers de chaque interprète, le compositeur doit rester maître absolu des ensembles ; dans les relations avec le librettiste, il apparaît clairement que le texte final de l’opéra doit, toujours pour des raisons dramatiques, pouvoir être largement amendé et raccourci ; enfin, musicalement, aucun air — fut-il sublime — ne doit être conservé s’il nuit, une fois encore, à l’efficacité dramatique.

    Il est tout à fait significatif que la scène considérée par Mozart comme « la plus belle de tout l’opéra » soit le récitatif accompagné final d’Idomeneo « Eccoti in me barbaro Nume ». Et il est bien difficile d’en faire l’archétype une mélodie sublime ! Le « beau » en musique (ou plus exactement dans le théâtre lyrique) selon Mozart devient alors — non ce qui est plaisant à l’oreille — mais ce qui est dramatiquement efficace, crédible. Et cette idée est absolument fondamentale.

     

    Aussi n’est-il pas exagéré d’affirmer qu’Idomeneo installe une vérité que les chefs-d’œuvre futurs confirmeront :  Mozart ne cessera plus d’être l’incontournable co-librettiste de ses opéras.

     

     

    __________________________________

    1 - Fénelon, François de Salignac de la Mothe, œvres, Vol. II, « Les Aventures de Télémaque », Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1997.

    2 - Campra composa sur ce livret une tragédie lyrique en cinq actes — Idomenée — créée à l’Académie royale de musique de Paris le 12 janvier 1712.

    3 - Extrait de la lettre de Mozart à son père datée du 13 novembre 1780.

    4 - Extrait de la lettre de Mozart à son père datée du 29 novembre 1780.

    5 - Extrait de la lettre de Mozart à son père datée du 19 décembre 1780.

    6 - Extrait de la lettre de Mozart à son père datée du 27 décembre 1780.

    7 - Extrait de la lettre de Mozart à son père datée du 18 janvier 1781.

    8 - Pour être plus précis, les représentations se déroulèrent sur la scène du théâtre Cuvellier qui se situe à l’intérieur de la Résidence.

    9 - Richard Strauss et Lothar Wallenstein signèrent en 1931 une adaptation de la partition. La tendance est cependant aujourd’hui au retour à l’original mozartien.


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    Hildegard Behrens, torturée et vocalement magistrale, dans le rôle d'Elettra...



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    Ariadne auf Naxos ou l’équilibre des contraires

     

     Au fil des siècles, le genre opéra a essuyé, à juste titre, maintes critiques concernant la qualité pour le moins contestable de nombreux livrets. Il convient cependant de signaler quelques réussites exemplaires. En effet, l’art d’un auteur ou d’un compositeur ne suffisent pas en soi à donner naissance à un chef-d’œuvre lyrique. Le talent des deux artistes doit se fondre pour insuffler à la création une respiration unique, garante de l’efficacité dramaturgique. Parmi les « couples » célèbres de l’histoire de l’opéra, figurent les noms de Lully et Quinault, Mozart et Da Ponte, Verdi et Boito, Debussy et Maeterlinck sans oublier Strauss et Hofmannsthal. C’est à ces deux dernières immenses personnalités que nous devons Ariadne auf Naxos.

     

    Le poète et le musicien s’étaient rencontrés en 1900. Hofmannsthal avait vingt-six ans. De par la réussite de son Conte de la 672e nuit et l’extraordinaire qualité de sa production poétique publiée notamment dans les Feuilles pour l’art (revue à laquelle collaborait Stefan George), l’écrivain savourait une gloire littéraire, certes précoce, mais unanimement louée. En 1902, s’éloignant de la poésie et doutant du pouvoir du langage à traduire l’idée, Hofmannsthal décida de se consacrer au théâtre. Le rapprochement avec l’opéra devenait envisageable.

    Grâce à ses poèmes symphoniques, Strauss (1) goûtait lui aussi, à cette époque, aux fruits de la célébrité : Tod und Verklärung (Mort et Transfiguration, 1889), Till Eulenspiegel (Till l’Espiègle, 1895), Also sprach Zarathoustra (Ainsi parlait Zarathoustra, 1896), Don Quixote (1897), Ein Heldenleben (Une vie de héros, 1898) faisaient de lui un compositeur respecté. Pourtant, l’homme demeurait blessé par l’échec essuyé en mai 1894 avec Gutram, son premier opéra. Ainsi s’était-il engagé à abandonner à jamais le théâtre lyrique. Mais sa passion des voix en décida autrement. En 1901, le succès de Feuersnot (Les Feux de la Saint-Jean) le poussa à se lancer dans un projet plus ambitieux : Salome, dont il rédigea le livret (d’après Oscar Wilde) et la partition. Le triomphe de la création en 1906 le réconcilia définitivement avec l’opéra et rendit possible toute quête de nouveau livret.

    Le premier chef-d’œuvre du duo Strauss-Hofmannsthal, d’une incroyable intensité, violent et sombre — Elektra — vit donc le jour en 1909, inaugurant une admirable série. Au caractère oppressant de la fresque antique succédaient, deux ans plus tard, la douceur et la nostalgie du Rosenkavalier (Le Chevalier à la rose). Die Frau ohne schatten (La Femme sans ombre, 1919) et Die ägyptische Helena (Hélène l’Egyptienne, 1928) clôtureront cette collaboration artistique hors du commun au cœur de laquelle s’impose leur plus spirituelle réussite : Ariadne auf Naxos.

     

    La genèse de l’œuvre fut on ne peut plus singulière. Ariadne auf Naxos devait originellement n’être qu’un bref opéra visant à remercier Max Reinhardt pour sa mise en scène du Rosenkavalier à Dresde. Destiné à accompagner Le Bourgeois gentilhomme de Molière adapté par Hofmannsthal et réglé par le même Reinhardt, l’opéra s’imposait en remplacement de la fameuse « Cérémonie Turque »  dont l’humour — saturé de jeux de langages — s’avérait intraduisible. Cédant à la demande de l’écrivain, Strauss accepta de composer en plus quelques magnifiques pages de musique instrumentale afin d’illustrer musicalement l’ensemble de la pièce (2).

    Créé en octobre 1912, l’ouvrage de forme hybride — mi-pièce de théâtre, mi-opéra — dérouta le public : « Cette charmante idée (…) n’avait pratiquement pas été expérimentée ; pour le dire de façon très banale : le public qui va au théâtre ne veut pas entendre un opéra et vice-versa. On n’avait aucune intelligence culturelle pour ce bel hermaphrodite » (3) concèdera plus tard le compositeur. Mais l’échec de 1912 relevait également de circonstances non artistiques qui avaient mis à rude épreuve la patience des spectateurs : « Lors de la création à Stuttgart, après deux entractes de cinquante minutes chacun, dont la faute revenait exclusivement à l’audience accordée par le roi, le public a dû patienter trois heures avant de pouvoir entendre l’opéra fébrilement attendu du “compositeur d’opéras” Strauss et a pris son impatience pour de l’ennui causé par la comédie Molière-Hofmannsthal » écrivit amèrement le musicien à son librettiste le 15 décembre 1913 (4). De plus, réunir une troupe de théâtre et une troupe d’opéra pour représenter une telle œuvre engendrait inévitablement de multiples problèmes, en particulier financiers. Et Strauss finit par en tirer la leçon suivante : « [...] Hofmannsthal et moi nous vîmes dans l’obligation [...] de porter un grand coup en prononçant le divorce entre Molière et Hofmannsthal-Strauss » (5).

    Le bref opéra Ariadne auf Naxos se vit alors complété d’un prologue dans lequel disparaissaient quasiment toute référence directe à l’auteur du Bourgeois ; l’opéra proprement dit n’évolua guère quant à lui, à l’exception de quelques coupures dans le rôle de Zerbinette et d’une nouvelle rédaction de la scène finale.

    C’est dans cette forme définitive (prologue puis opéra) qu’il est le plus souvent représenté aujourd’hui.

     

    En dépit (ou à cause ?) des multiples avatars de sa création, l’œuvre dégage, de la première à la dernière mesure, une maturité de réflexion — tant musicale que dramaturgique — hors du commun.

    S’éloignant de la forme qui avait fait le succès des Salome, Elektra ou Der Rosenkavalier, Strauss revient ici à l’opéra « à numéros » cher au siècle des Lumières. De véritables airs — de natures lyrique et héroïque ou, à l’inverse, comiques et légers — émergent de la partition, délicatement ponctués de récitatifs secs ou accompagnés. C’est bien à Mozart ou Haydn que l’on songe, cela d’autant que l’effectif orchestral est volontairement restreint à trente-cinq musiciens. L’écriture musicale toute entière (des courbes des lignes vocales au choix des couleurs orchestrales) fait renaître l’élégance mélodique, les subtilités harmoniques et les tourbillons de la virtuosité propres au XVIIIe siècle, créant — à l’image de ce que réalisera Stravinski en 1951 avec The Rake’s Progress (6) — un pastiche respectueux de l’art des grands Classiques. Comment ne pas saluer en effet la savante « individualisation » des instruments de l’orchestre répondant aux caractères contrastés des divers personnages (buffa et seria) ? Comment ne pas céder au vertige de l’extraordinaire acrobatie vocale que représente le fameux air de Zerbinette dans la deuxième partie de l’œuvre, air sonnant comme une habile réhabilitation des airs de bravoure jadis fort goûtés (et en contraste total avec le sombre monologue d’Ariane)… ?

     

    Mais Ariadne auf Naxos se révèle plus passionnant encore. L’ouvrage explore, à divers degrés, le thème envoûtant du « théâtre dans le théâtre » ou plus exactement de « l’opéra dans l’opéra » : l’intrigue ne traite-t-elle pas en effet de la création même de deux œuvres (qui plus est, d’un esprit différent) ?

    Par un savant jeu de miroirs, sont mis en scène parallèlement le petit monde du théâtre lyrique et les affres du processus de création.

    Ainsi les portraits de chaque personnage (le Compositeur, la Prima donna, un Perruquier…) évoquent-ils, au détour d’une réplique souvent humoristique, le caractère authentiquement vécu ou ressenti des scènes brossées. De fait, Strauss et Hofmannsthal n’hésitent pas à caricaturer l’ « hystérie » et la vanité des artistes (Le Maître de musique à Ariane, Prologue  : « Ariane est le mot de ralliement ; vous êtes Ariane ; demain personne ne saura même plus que l’on aura donné ici autre chose qu’Ariane ») ; le caractère artificiel et dérisoire de l’opéra (ainsi voit-on le grand Bacchus dans la personne d’un ténor chauve affairé à apprivoiser sa perruque) ; le pouvoir despotique du commanditaire de l’œuvre (en réalité l’argent) qui demeure — avant les créateurs — le maître de la représentation (l’angoisse du Viennois relative à l’ennui que pourrait procurer à ses invités le seul ouvrage seria de la soirée, son empressement à imposer la comédie et son iconoclaste projet de fusion des deux genres, soulignent l’abîme qui sépare la bourgeoisie enflée de prétentions culturelles et l’authentique exigence du créateur) ; l’intransigeance du Compositeur (7) sur l’intégrité de son art et son opposition à toute compromission. Il y a, dans ce dernier aspect, une bonne dose d’autodérision chez les auteurs concentrant, dans les pensées du personnage, les limites de leur art respectif : «  Pour chacun des deux créateurs, il s’agit, à travers ce Prologue, d’exorciser ses propres impuissances à “écrire en musique” pour le poète, impuissance à écrire de la musique pure, sans préconçu textuel ou conceptuel pour le musicien » affirme très justement Olivier Rouvière (8).

     

    Au-delà de l’humour plus ou moins caustique dispensé à l’encontre du monde qui les entoure autant qu’envers eux-même, Strauss et Hofmannsthal relancent en outre, dans Ariadne auf Naxos, le débat des mérites respectifs des genres seria et buffa.

    L’intrigue ne démontre-t-elle pas que lorsque ceux-ci sont contraints à se fondre, ils atteignent au chef-d’œuvre (cette constatation réhabilitant par là même le pouvoir du commanditaire, artisan indirect de cette fusion)… Mais l’antagonisme seria / buffa cache, plus sûrement encore, une opposition à la fois philosophique et esthétique entre l’éternel (symbolisé par l’amour unique d’Ariane) et l’éphémère (incarné par la volage Zerbinette), opposition qui rejoint celles séparant l’essentiel de l’accessoire, l’idéal du concret… ; la genèse chaotique d’Ariadne auf Naxos résonnant comme un lumineux éclairage de ce contraste flagrant perceptible entre le projet (conçu par les auteurs en 1911) et la réalisation finale (achevée en 1916). Avec une délectation non dissimulée, Strauss et Hofmannsthal usent de toute leur palette musicale et poétique pour souligner l’intensité des antagonismes tout en refusant de « choisir leur camp ».


    Ainsi, au fil des notes et des mots, de multiples portes s’ouvrent, de nombreuses questions sont posées, et c’est précisément la grandeur des auteurs de n’y avoir pas définitivement répondu, trop conscients du mystère profond des processus de création et de l’alchimie complexe qui mène à la production d’un chef-d’œuvre.

    La non réponse artistique et esthétique que constitue, en apparence, Ariadne auf Naxos pourrait bien signifier qu’un chef-d’œuvre n’existe qu’en présence d’équilibres conjugués.

    L’argent seul maître d’œuvre est facteur de vulgarité, le compositeur (dans lequel on reconnaît aussi bien la figure du musicien que celle du poète) seul ne saurait qu’accoucher d’un objet déconnecté de contingences matérielles auxquelles l’homme ne peut se soustraire, en outre,  la tragédie sans légèreté s’avère aussi stérile que la comédie sans profondeur…

    L’équilibre donc, source de beauté. Aussi l’opéra résonne-t-il comme un hymne à l’échange, aux harmonieux mariages de tragédie et de comédie, de texte et de musique, d’impératifs artistiques et économiques, de souffle de vie et de conscience de la mort (9), de passé et d’avenir… Equilibre des contraires.

    L’instant d’amour, au demeurant inimaginable, qui naît entre le Compositeur et Zerbinette n’en est que la plus éclatante parabole :

    Zerbinette :

    Je fais semblant d’être gaie et pourtant je suis triste,

     je semble aimer la compagnie et pourtant je suis si seule.

    Le Compositeur :

    (Naïvement enchanté)

    Douce et mystérieuse fille !

    Zerbinette :

    Sotte fille, devrais-tu dire, qui se prend si souvent à soupirer

     après celui à qui elle pourrait être fidèle, fidèle jusqu’à la mort.

    Le Compositeur :

    Qui oserait être celui après lequel tu soupires !

     Tu es comme moi — les choses terrestres n’existent pas pour ton âme.

    Zerbinette :

    (Vite, tendrement)

    Tu exprimes ce que je ressens. Il faut que je parte.

     Oublieras-tu tout de suite ce moment unique ?

    Le Compositeur :

    (Ravi, exalté)

     Oublie-t-on jamais un tel moment ?

     

    Créé au Hofoper de Vienne le 4 octobre 1916 avec Lotte Lehmann (Le Compositeur) dans son premier grand rôle, Ariadne auf Naxos n’a pas quitté l’affiche depuis et demeure un chef-d’œuvre absolu du répertoire lyrique.

     

    __________________________________

    1 – Richard Strauss naquit  à Munich en 1864. Il s’éteignit à Garmisch-Partenkirchen en 1949.

    2 – En 1918-1919, Strauss tira de cette pièce instrumentale une remarquable Suite d’orchestre (Opus 60).

    3 – Strauss, Richard, Anecdotes et souvenirs, Traduction P. Meylan et J. Schneider, Editions du Cervin, 1951.

    4 – Notons que la passionnante correspondance Strauss-Hofmannsthal (1900-1929) a été publiée chez Fayard dans une traduction de Bernard Banoun en 1992.

    5 – Strauss, Richard, Anecdotes et souvenirs, Traduction P. Meylan et J. Schneider, Editions du Cervin, 1951.

    6 – Le rapprochement s’entend évidemment musicalement ; le livret du Rake’s Progress (La Carrière du libertin) n’ayant pas grand chose à voir avec celui d’Ariadne auf Naxos.

    7 – Le personnage du compositeur — représentant les aspirations pures du créateur — symbolise autant le poète que le musicien.

    8 – Rouvière, Olivier, « Quelques fils pour Ariane », Programme d’Ariane à Naxos, Opéra National de Paris, novembre 2003.

    9 – Le souffle de vie est incontestablement porté par Zerbinette ; Ariane, elle, symbolisant l’aspiration à  la mort.

     

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    Natalie Dessay. Hallucinante dans le suraigu !!!




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    La Flûte enchantée, ou les visages d’une œuvre gigogne

     

    Que de pages ont été écrites sur Mozart ! Des plus lumineuses aux plus ridicules. « C’est ainsi qu’un chef d’orchestre a expliqué la fécondité du compositeur par le rythme de son cœur qui battait deux fois plus vite que la normale, lui permettant de vivre deux fois plus vite et de doubler sa cadence de travail »1. Malgré de brillantes études musicologiques et les écrits de multiples biographes, le génie du compositeur demeure pour partie inexpliqué et probablement à jamais inexplicable.

    Son extrême précocité, son aisance insolente, l’incroyable qualité de son œuvre, sa mort prématurée entourée de  mystère, son corps jeté dans une fosse commune... ont contribué à l’apparition d’un mythe que le Romantisme — et son culte de l’artiste solitaire et incompris — développera avant que le Septième art2 ne s’en empare pour redonner vie à cette figure désormais légendaire.

    Personne ne remet en cause aujourd’hui le génie du compositeur. Il convient seulement de souligner que celui-ci se situe moins dans le caractère inventif, révolutionnaire de son écriture musicale que dans sa faculté à porter le matériau musical de son époque à un degré de perfection jamais atteint. « Mozart n’était pas un novateur dans son art comme Wagner ou Monteverdi, il n’avait rien à réformer dans la musique ; il trouvait dans le langage sonore de son temps toutes les possibilités de dire, d’exprimer ce qu’il voulait. Tout ce que l’on croit reconnaître comme typiquement “mozartien”, on le retrouve dans les œuvres de ses contemporains. Le style de composition personnel de Mozart ne saurait se définir, il ne se détache pas du style de son époque — si ce n’est par une grandeur inconcevable. Sans rien inventer d’inouï, sans employer de technique musicale qui n’eut jamais existé, il savait, avec les mêmes moyens exactement que les autres compositeurs de son temps, donner à sa musique une profondeur à nulle autre pareille » affirme très justement Nikolaus Harnoncourt3.

    Cela étant dit, il serait juste de porter à son crédit, une évolution majeure du théâtre lyrique, naguère enfermé dans les formes rigides de l’opera seria et de l’opera buffa. Défiant la tradition, le compositeur parvient — par la richesse de la peinture de ses personnages — à intégrer des éléments bouffes dans le genre sérieux et inversement, cela affectant à l’un et l’autre une profondeur supérieure. Issues de l’école italienne, les frontières rigides du genre lyrique vacillent et cèdent face à l’audace Mozartienne. Ainsi Don Giovanni ou La Flûte enchantée auraient bien du mal à entrer dans les catégories étriquées sus-citées.

    Là — dans cette subtile refonte dramaturgique — se situe également le génie de Mozart.

     

    La Flûte, œuvre chérie du compositeur, figure, à n’en pas douter, parmi les partitions les plus abouties de son catalogue. Et cela est d’autant plus remarquable que Mozart abordait avec elle, pour la première fois dans un ouvrage d’envergure, un sujet féerico-mystique, à cent lieues des terrestres Noces de Figaro, Cosi fan tutte ou Don Giovanni.

    Quelques mystères planent sur la genèse du singulier livret de La Flûte enchantée. Il est probable qu’il soit le résultat d’interventions multiples (et non simultanées) parmi lesquelles on compte celle (indirecte) du baron Tobias Philipp von Gebler, celle du comédien et ami de Mozart Emanuel Schikaneder, et bien-sûr, celle du compositeur lui-même... C’est à l’issue d’un séjour à Vienne en 1773 que Mozart imagine une musique de scène pour un drame rédigé par le baron Gebler : Thamos, Koenig in Aegypten. Le cadre exotique de l’ouvrage n’est là que pour masquer l’intention réelle de l’auteur : la mise en avant des idées progressistes des Lumières. L’ouvrage est créé le 3 janvier 1776 à Vienne, sous les yeux de l’archevêque Colloredo, qui reproche à l’œuvre son caractère insuffisamment “italien”... Mozart révise sa partition en 1779 et Thamos est interprété à Salzbourg, dès l’année suivante, par la troupe de Schikaneder. Celui-ci — qui n’hésite pas à inviter Mozart aux représentations — sympathise avec le compositeur. L’amitié sincère qui naît alors entre les deux hommes ne cessera pas. C’est donc assez naturellement que le comédien sollicite, au printemps 1791, la collaboration de Mozart pour son prochain spectacle. Peut-être a-t-il suggéré lui-même le sujet au musicien (à moins que ce ne soit l’inverse) ; toujours est-il que la parenté avec Thamos — œuvre sur laquelle l’un et l’autre avaient abondamment travaillé — ne fait guère de doute : l’intrigue (une jeune femme du nom de Sais est retenue par Sethos, le grand prêtre du soleil, après avoir été dérobée à sa famille), les thèmes (culte de la Raison, dimension philosophique...) et le cadre (l’Egypte) sont identiques. Au-delà du fait que le baron Gebler, Schikaneder et (depuis 1784) Mozart sont tous trois membres de loges maçonniques, il paraît évident que le message humaniste de l’argument ait séduit et motivé le compositeur. Mais, après le choix de la trame générale, la construction même du livret a probablement vu l’intervention de diverses personnalités issues de la troupe de Schikaneder. Sans évoquer le rôle notable joué, dans la rédaction du texte, par l’interprète de Papageno — Schikaneder lui-même —, sans s’appesantir sur le rôle supposé de Giesecke (adaptateur du célèbre Obéron, roi des Elfes, d’après le poème de Wieland4, musique de Wranitzky, créé en juillet 1791 et dont le sujet possède d’étonnantes similitudes avec La Flûte enchantée5), il est intéressant de noter que François Gerl — Sarastro — était un auteur méritant (il avait en effet co-signé un singspiel à succès, apprécié par Mozart, Le Jardinier stupide ou Les deux Antoine) ; mieux, Benedikt Schack — Tamino — excellent ami de Mozart, était quant à lui un compositeur honorable et — coïncidence ? — un excellent flûtiste (ce qui tombait plutôt bien pour la manipulation du fameux instrument magique de l’opéra mozartien). De là à envisager que ces artistes aient apporté quelques suggestions de leur cru lors de la rédaction du texte...6. Toujours est-il que le livret — maintes fois remanié — sera signé par le seul Schikaneder.

    Démarrée au printemps, la composition de l’opéra est pratiquement achevée à la mi-juillet 1791, à l’exception notable des airs de Papageno, du chœur O Isis, de l’Ouverture, de la Marche des Prêtres et de l’instrumentation qui seront rédigés en septembre. Et La Flûte enchantée résonnera pour la première fois et avec succès que l’on sait au Theater auf der Wieden de Vienne, le 30 septembre 1791, sous la direction du compositeur.

     

    Mille analyses ont eu pour objet La Flûte. Il semble même que l’on puisse établir une chronologie dans la manière dont l’œuvre fut perçue au fil du temps.  Musicalement, une sorte de consensus critique positif prévaut depuis la fin du XVIIIème siècle. Favorablement accueillie à sa création, la partition force le respect au fil du temps. L’ouverture, tout d’abord, était fort goûtée de Berlioz  : « L’ouverture de La Flûte enchantée est le plus illustre exemple, et le plus ravissant, de l’emploi de la forme fuguée dans la musique instrumentale. On ne trouve là aucune des tournures disgracieuses ou vulgaires que les usages du contrepoint et les tics des contrepointistes amènent si souvent en pareil cas. Ici, jamais de semblants d’idées, mais des idées biens réelles ; l’inspiration ne faiblit pas un seul instant ; aucun des fils de la trame si serrée et si riche ne se rompt ; tous se croisent sans désordre, tous glissent sans effort, tous concourent à produire un tissu harmonique et mélodique sur lequel la passion humaine ne se dessine point, il est vrai, mais qui n’en demeure pas moins le plus parfait modèle de l’art pur, devant lequel tous les musiciens du monde s’inclinent » 7 ; Wagner, quant à lui, s’emportait, pour l’œuvre entière, en louanges enthousiastes : « Mais quelle merveille (...) Mozart a su produire (...) ! Quelle magie divine lui a soufflé ses inspirations, depuis le lied plébéien jusqu’à l’hymne le plus sublime ! Quelle variété, quelle richesse, quel sentiment ! C’est la quintessence de l’art, le parfum concentré des fleurs les plus belles et les plus diverses » 8 ; Dukas, qui se prévalait d’appartenir à la nouvelle école — celle-là même qui se définissait en réaction aux travers du Romantisme —, renchérissait néanmoins : « L’ouverture de La Flûte enchantée est à elle seule un chef-d’œuvre (...). Le premier Acte contient maintes choses exquises (...). Dans le second Acte, l’élément mystérieux domine (...). Ce sont les airs de Sarastro, d’une si auguste, d’une si paternelle bonté, d’un sentiment si profond et si pur. C’est surtout, avant tout, l’hymne des prêtres à Isis et Osiris, la plus haute page de cette partition ! Là, Mozart a atteint aux sommets de la musique dramatique (...) » 9.

    Si, aujourd’hui encore, la partition est unanimement saluée comme l’une des plus inspirées du répertoire lyrique, les analyses du sens, du “message” de l’ouvrage diffèrent, quant à elles, sensiblement. A l’inverse du siècle romantique qui a fréquemment fustigé l’absurdité et l’indigence d’un livret heureusement “sauvé” par une musique “divine”, le XXème siècle a voulu voir dans cette singulière intrigue une insondable profondeur philosophique, une exceptionnelle et lumineuse exposition de l’idéal maçonnique, ou bien encore la remarquable affirmation du triomphe de la Raison cher aux Lumières. Tout cela est vrai, certes, mais peut-être un peu exagéré. La Flûte enchantée n’est pas plus un manifeste maçonnique qu’un traité philosophique (cela d’autant que — rappelons-le — elle est écrite pour être présentée à un public populaire), c’est un conte. Et que retrouve-t-on traditionnellement dans un conte ? Une atmosphère féerique, quelques objets magiques, des animaux ou personnages effrayants, des héros sympathiques auxquels on s’identifie, et enfin, en guise de conclusion, le triomphe du Bien sur le Mal.

    Cette lecture au “premier degré” n’est pas à négliger et n’est certainement pas moins importante, dans la rédaction de l’ouvrage, que ne le sont les lectures plus intellectuelles évoquées précédemment. Doute-t-on en effet de la volonté de Schikaneder de la réussite du spectacle ? Ce véritable entrepreneur de théâtre (et, qui plus est, dans une situation financière délicate en 1791) aurait-il risqué un seul instant, par un ésotérisme hermétique, d’hypothéquer la réussite de l’ouvrage ? Non ! Mozart, de même. Il ne fait par conséquent guère de doute que le “message” philosophique ou maçonnique de l’œuvre — que l’on a longtemps cru primordial — était moins fondamental pour les auteurs qu’il ne le fut pour les exégètes futurs.

    Doit-on s’en offusquer ? Certainement pas. Chaque époque apporte ainsi sa pierre à l’édifice, poussant toujours plus loin l’exploration de cette œuvre immense. Immense car elle contient, à elle seule, la richesse de maints ouvrages de styles différents. La Flûte enchantée — comme nous l’avons vu — est un conte, mais un conte qui recèle des niveaux de lectures multiples où philosophie des Lumières et symbolisme maçonnique se répondent. Mais l’opéra de Mozart mêle — comme Berlioz l’avait très justement ressenti — des genres différents : de l’opéra-bouffe auxquels se rattachent le couple Papageno-Papagena et le caricatural Monostatos, au style religieux omniprésent dans le langage de Sarastro et des prêtres, en passant par les couleurs pré-romantiques qui transparaissent tant dans l’héroïsme et la passion amoureuse du couple Tamino-Pamina que dans l’ivresse maléfique de la Reine de la Nuit. Ainsi s’entremêlent, au gré de ce parcourt initiatique peu commun, une symbolique protéiforme traduite par les différents personnages. Les uns vêtus des pensées les plus élevées, de l’émoi amoureux le plus abstrait, les autres habillés des aspirations les plus primaires, des pulsions les plus physiques... Ainsi cohabitent l’univers du corps et celui de l’esprit, les sentiments de l’enfance et ceux de l’âge adulte, l’optimisme le plus vif et les angoisses les plus profondes, les pulsions de vie et celles de mort, le réel et l’imaginaire, le conscient et l’inconscient... Mozart parcourant tous ces registres avec la même déconcertante virtuosité.

     

    Ainsi l’opéra mozartien apparaît-il comme une œuvre gigogne dont le nombre de pièces serait illimité et leur emboîtement interchangeable ; un objet magique en quelque sorte. Comme la flûte enchantée de Tamino et le carillon de clochettes de Papageno.

    Et si l’on écoutait une fois encore le son mélodieux du curieux objet... histoire de voir quel enchantement nouveau nous serait réservé.

    Car La Flûte n’a certainement pas dit son dernier mot...

     

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    1 - Damian, Jean-Michel, L’Harmonie perdue, Paris, Mazarine, 1980.

    2 - Citons notamment les films Mozart de Karl Hartl (Autriche, 1956) et Amadeus de Milos Forman (USA, 1984).

    3 - Harnoncourt, Nikolaus, Le dialogue musical. Monteverdi, Bach et Mozart, Paris, Gallimard, 1985.

    4 - Christoph Martin Wieland est, par ailleurs, l’auteur d’un conte — Lulu ou La Flûte enchantée — qui compte aussi parmi les inspirations probables du livret de l’opéra de Mozart.

    5 -  Effectivement, dans  Obéron, roi des Elfes, comme dans l’ouvrage mozartien, un instrument magique est utilisé ; une différence cependant, il s’agit d’un cor.

    6 - Consulter, à ce sujet, les hypothèses émises par Teodor de Wyzewa et Georges de Saint-Foix dans : Wolfgang Amadeus Mozart, Paris, Robert Laffont, 1986.

    7 - Berlioz, Hector, Les Musiciens et la musique, “La Flûte enchantée et Les Mystères d’Isis”, publ. André Hallays, Paris, Calmann-Lévy, 1903.

    8 - Wagner, Richard, Le Premier grand opéra allemand, Programme “Die Zauberflöte”, Bordeaux, Grand-Théâtre de Bordeaux - William Blake & Co Edit., 1992.

    9 - Dukas, Paul, Chroniques musicales sur deux siècles, “Défense et illustration de La Flûte enchantée”, Paris, Stock, 1980.

     

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    Diana Damrau particulièrement enragée dans le rôle de la Reine de la nuit. Le tout dans une atmosphère franchement pré-romantique.





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    L'Enlèvement au sérail ou le souffle conquérent de la jeunesse

     

     « Tous les efforts que nous faisions pour parvenir à exprimer le fond même des choses devinrent vains au lendemain de l'apparition de Mozart. L'Enlèvement au sérail nous dominait tous ».

    Goethe, 4 avril 1785

     

    Créé le 16 juillet 1782 à Vienne, L'Enlèvement au sérail s'inscrivait dans un Occident en pleine mutation. La carte politique, les sciences, les lettres et les arts s’étaient transformés dessinant une Europe enthousiaste et moderne. Une ère s’ouvrait qui allait offrir au monde, par la clairvoyance des philosophes, une régénération salutaire.

    Le rayonnement du classicisme Versaillais s’estompait avec la mort de Louis XIV, en 1715. La grandeur et la démesure du roi Soleil ne pouvant être imitées, il fallait rompre. Rompre avec ces 72 années de règne qui avaient façonné l’Europe jusque dans ses fondements esthétiques. Rompre, pour explorer et bâtir un monde différent.

     

    Une soif de savoir « encyclopédique », une volonté tenace de découverte se répandait et se mouvait bientôt en curiosité frénétique de la nouveauté. Les esprits éclairés délaissaient les rivages antiques rebattus au profit des contrées lointaines et méconnues. Cette quête d’exotisme allait tout naturellement orienter les regards des curieux vers les régions frontières du monde occidental. L’une d’elles exerçait un charme particulier, mélange hétéroclite de fascination et d’épouvante, d’admiration et d’horreur : l’Orient.

    Espace aux mille frontières et aux limites incertaines, l'Orient fantasmatique du XVIIIe siècle regroupait des zones géographiques aussi diverses que l'Afrique du Nord, la Chine, la Perse, l'Inde ou la Turquie (1). Aussi insaisissable et hallucinatoire que les vapeurs d’opium, la région envoûtait par ses mœurs présumées violentes et sulfureuses, par ses religions singulières mais aussi par la peur qu’elle suscitait encore dans les pensées de chacun. De fait, le temps où l’Empire Ottoman assiégeait Vienne et faisait trembler les remparts de l'Occident n’était pas si éloigné (2).

    Déjà, de nombreux écrits documentés et fiables relatant de fameuses expéditions — Les Six voyages de Jean-Baptiste… en Turquie, en Perse et aux Indes ou Voyage de Paris à Ispahan (3) — avaient été publiés, mais ceux-ci semblaient incapables d’étancher la soif des multiples curieux. Les Turcs, bien malgré eux, se voyaient engagés dans une nouvelle invasion de l’Occident, non sur le terrain militaire, mais… sur les planches lumineuses des théâtres.

    Et l’autre rive du Bosphore devint le décor favori des auteurs et compositeurs.

    Outre les prémonitoires « cérémonie turque » du Bourgeois gentilhomme de Molière ou Bajazet de Racine, inspiré par les dires du comte de Cézy, ambassadeur de France à Constantinople, qui dépeignait avec soin et respect les mœurs ottomanes, Rameau, dès 1735, engagea la musique dans le mouvement en mettant en scène un Turc généreux dans Les Indes galantes.

    Mais c’est au tout début du siècle qu’on allait trouver la trace des racines littéraires de L'Enlèvement au sérail.

     

    Les Mille et une nuits traduites par Antoine Galland et publiées entre 1704 et 1711 provoquèrent l’éclosion de maints avatars alimentant les théâtres de turqueries en tous genres. Ce fut cependant François Pétis de la Croix, éminent professeur au Collège Royal, qui offrit le terroir des multiples œuvres mènèrent au Singspiel mozartien. Cet érudit opiniâtre s'était longuement plongé dans un manuscrit turc, le Faraj ba'd al-shidda, et en avait extrait les éléments de ses Mille et un jours, publiés de 1710 à 1712 (4). Ce texte fourmillant d’aventures et de personnages pittoresques servit de canevas à Lesage, Fuzelier et d'Ormeval qui, sur une musique de Jean-Claude Gilliers, proposèrent aux spectateurs de la Foire Saint-Laurent un des premiers opéras-comiques, Les Pèlerins de La Mecque, en 1726.

    Ce même livret fut exploité par Lemonnier et Gluck pour Le Cadi dupé en 1761 (5), puis, par le même Gluck assisté de Dancourt, en 1764, pour La Rencontre imprévue (ou Les Pèlerins de La Mecque).

    Le poème nouveau, fruit du pillage de Dancourt, allait être librement adapté par Friberth et Haydn dans L'Incontro improvviso en 1775. Un lien de parenté évident avec le même Dancourt s'imposait aussi à la lecture du livret de L'Enlèvement au sérail que Bretzner offrit à Johann André en 1781, Bretzner ayant également puisé dans le livret élaboré par Martinelli pour la Shiava liberata de Jomelli en 1769.

    Stephanie le Jeune s'inspira enfin de Bretzner, mais aussi probablement, directement, de La Rencontre imprévue (de Gluck) pour le livret de l'ouvrage mozartien.

    L'Enlèvement au sérail empruntait, de surcroît, plusieurs éléments à Zaïde (1779-1780), le premier ouvrage « à la turque », inachevé, de Mozart. Le compositeur avait su « sauver » certaines idées musicales de la partition ; il allait surtout, sur les conseils de son librettiste, développer l'esprit comique et burlesque de l'œuvre (le rôle d'Osmin est considérablement renforcé, ceux des valets Pédrillo et Blonde créés) de manière à séduire le public viennois sensible à la bouffonnerie.

    Ah… Vienne ! C’est en 1762 que Mozart y avait effectué son premier séjour. En compagnie de Nannerl, Wolfgang eut l’honneur de se produire à Schönbrunn, devant l’impératrice Marie-Thérèse. Le jeune musicien y revint cinq ans plus tard, au moment inopportun de l’épidémie de variole qui ne l’épargna pas. Son rétablissement fut cependant rapide ce qui lui permit de jouer à nouveau, dès 1768, devant l’impératrice, accompagnée de son fils, nommé empereur depuis trois ans, Joseph II.

    Après la composition de la légère Finta semplice et du délicieux Singspiel Bastien et Bastienne (1768), Mozart effectua son troisième et dernier voyage en Italie en 1773, puis revint dans la capitale autrichienne. Là, entraîné au cœur d’une effervescence  culturelle extraordinaire, il fit la rencontre  du Kapellmeister de la cour, Giuseppe Bonno et du célébrissime maître de ballet et chorégraphe, Jean-Georges Noverre. Décidément, la ville l’enchantait.

    Huit années s’écoulèrent avant qu’il ne prenne la décision de s’y installer, contre l’avis paternel et après une brouille sévère avec son employeur salzbourgeois, le prince-archevêque Colloredo. Mozart séjourna quelque temps chez des amis, les Weber. Wolfgang avait autrefois aimé en vain leur fille et chanteuse Aloysia. Deux charmantes cadettes restaient cependant à marier et l’on poussa sciemment Constance dans les bras du jeune homme.

    La perspective de la création d’un ménage — auquel son père s’opposait absolument — et l’abandon de la tutelle de Colloredo plongèrent Mozart dans une situation économique délicate. Cette indépendance tant souhaitée, il devait en payer le prix. Aussi, le compositeur comptait-il sur ses cours pour vivre : en ce début d'année 1782, il dispensait ses leçons à trois élèves — Madame von Trattner et les comtesses Zichy et Rumbeck —, ce qui lui rapportait environ 70 florins par mois (somme déjà supérieure aux 450 misérables florains que lui allouait Colloredo chaque année). Il participait aussi fréquemment aux dimanches musicaux que donnait le baron Gottfried van Swieten ainsi qu’à de nombreux concerts privés ; son attention demeurait cependant absorbée par la commande que lui avait adressée l’Intendant des théâtres impériaux, le comte Franz Orsini-Rosenberg : L’Enlèvement au sérail.

    Pour cette œuvre qui lui tenait réellement à cœur, Mozart destina ses rôles principaux à des artistes de caractère : Dauer serait Pédrillo ; Adamberger, Belmonte ; Fischer, Osmin ; Teyber, Blonde et l'extraordinaire Katarina Cavalieri incarnerait Constance. Amante de Salieri qui lui offrait de magnifiques rôles, cette dernière s'illustra régulièrement sur les scènes des Opéras allemand et italien de Vienne ; elle allait créer, le 7 février 1786, le rôle de Mme Silberklang dans Le Directeur de Théâtre.

    La première de L'Enlèvement au sérail eut lieu, comme nous l’avons indiqué précédemment, au Burgtheater de Vienne le 16 juillet 1782 et reçut un accueil enthousiaste. Il est problable qu’elle n'ait été rendue possible que grâce à l'intervention de Joseph II lui-même. En effet, le projet essuya une sérieuse cabale visant à empêcher toute représentation. De par le sujet exotique du sérail pressenti par quelque bigot comme lieu de luxure et de dépravation, de par les idées de liberté qu'il contenait, de par le fait que l'opéra était écrit, caractéristique majeure, en allemand, et s’opposait par là aux lois rigides dictées par les maîtres italiens, de par l'hostilité que provoquait Mozart chez nombre de ses collègues, l'œuvre dérangeait. Mais l'Empereur tint à ce que les représentations aient lieu.

    Au-delà de l’admiration qu’il portait au génie de Mozart (preuve en est cette récompense de 50 ducats offerte au compositeur à l’issue d’une joute musicale où, sous les yeux de l’empereur, on l’avait opposé au célèbre pianiste italien Muzio Clementi, à la fin de l’année 1781), L’Enlèvement au sérail représentait, pour Joseph II, plus qu’une simple fantaisie lyrique. Il était le symbole et l’étendard de sa politique artistique et culturelle.

    Le souverain avait, en effet, souhaité l'ouverture à Vienne d'une scène — dans le Burgtheater — qui pourrait accueillir des œuvres en allemand, destinées à défendre et à promouvoir l'art national. Inauguré avec Die Bergknappen d'Ignaz Umlauf en 1778, ce théâtre reçut L'Enlèvement en 1782. Derrière cette programmation se cachait un objectif clair : le Singspiel mozartien (cousin de l'opéra-comique français) devait être représenté partout en Allemagne et participer à la propagation de la politique dictée par l’empereur. Celle-ci se conjuguait avec les aspirations artistiques d’un Mozart bien résolu à se défaire des canons et recettes italiens.

    Le génie inventif du musicien rejoignait alors les vues du monarque éclairé…

    Il est d’ailleurs édifiant de voir jusqu’à quel point les idées et intérêts des deux hommes convergeaient. Si l'exotisme ottoman était bien réel dans le décor de l'action ou la peinture caricaturale des mœurs autochtones, il ne l’était que peu dans les agissements du pacha et notamment dans son geste de clémence.

    La clémence n’est pas une qualité spécifiquement turque, elle reflète cependant les us d'une civilisation avancée et porte le signe de la grandeur bienfaitrice d’un souverain digne d'une monarchie au diapason des idées prônées par les Lumières.

    Proche des valeurs maçonniques chères au compositeur, le thème fut largement exploré par Mozart avec Lucio Silla (1772), Zaïde (1779-1780) et, plus tard, La Clémence de Titus (1791). Notons que lorsque le contexte historique l’imposait, les actions de clémence devenaient récurrentes sur les planches des théâtres et fonctionnaient avec tous les régimes. Ainsi les retrouve-t-on, à la même époque, en France, dans Louis IX en Egypte (6) pour un soutien à la Monarchie constitutionnelle, ou, un peu plus tard, dans Le Triomphe de Trajan (7) en louange à un geste fameux consenti par Napoléon.

    Tout comme la clémence — vecteur présumé des idées nouvelles —, la liberté est une valeur fondamentale de L'Enlèvement. D'aucuns ont cru percevoir dans l'œuvre un manifeste de la liberté féminine. En dépit des paroles explicites prononcées par Blonde à l’encontre d’Osmin : "C'est toi l'imprudent qui prend trop de libertés (...). C'est à nous qu'il appartient de régner, vous êtes nos esclaves, déjà trop heureux si vous savez vous y prendre pour alléger vos chaînes" ou "Jamais un cœur né dans la liberté ne se laisse réduire en esclavage" (Acte II - Scène 1), il ne faut rien exagérer. La revendication de Blonde répond principalement à un impératif théâtral comique dont la teneur politique doit être manipulée avec prudence. On peut concéder que la période d'ombre intellectuelle dans laquelle le beau sexe était plongé depuis des lustres s'estompa quelque peu au XVIIIe siècle. Les salons animés par la gente féminine se multiplièrent et les mâles commençaient à reconnaître aux dames la faculté de penser. De là à ce qu'ils consentent à leur laisser jouer un rôle politique dans la société... le chemin allait être long (et n'est d'ailleurs pas encore véritablement achevé).

    L'idée majeure qu'il convient de retenir à l’analyse de l’œuvre est celle, plus générale, de l'émancipation de toute autorité, de la recherche de la liberté individuelle.

    Osmin représente l'obscurantisme, la violence, l'arbitraire d'un pouvoir autoritaire archaïque cherchant à imposer ses volontés à nos quatre personnages, ceux-ci luttant pour la conquête de leur indépendance, de leur liberté sentimentale et physique. On retrouve dans cette lutte l'écho de celle que menait Mozart lui-même lorsqu'il composait son ouvrage, contraint par nécessité artistique et financière de s'opposer à l'autorité écclésiastique (Colloredo), et par nécessité sentimentale de s'opposer à l'autorité paternelle qui lui interdisait la main de Constance.

    Ainsi L'Enlèvement résonne-t-il avec une coloration autobiographique non négligeable.

    Cette émancipation de la tutelle familiale et ecclésiastique fut rendue possible par l'évolution de la situation socio-économique des musiciens dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. La révolution industrielle née en Angleterre provoqua une onde de choc à travers toute l'Europe touchant principalement les centres urbains et les villes maritimes où se développa une intense activité commerciale. L'art musical hérité du XVIIe siècle et affectant au compositeur la place de serviteur de la Cour ou de l'Eglise allait peu à peu se transformer. La bourgeoisie, profitant d'une prospérité économique croissante, se mit à fréquenter les spectacles et à participer à la vie musicale. Les théâtres confinés de l'aristocratie ne demeuraient plus les seuls lieux où l'on pouvait entendre de l'opéra. Alors, la musique perdit sa fonction sociale où l’emprisonnait le service de l'autorité et devint un élément de la vie culturelle et économique. Le compositeur participant au "marché" musical pouvait ainsi vivre hors d’une quelconque tutelle.

    Il est d'ailleurs significatif, à la lumière de cette mutation, d’observer l'évolution des lieux de création des ouvrages mozartiens : Bastien et Bastienne était né dans la confidentialité des jardins du docteur Anton Mesmer, La Flûte enchantée, elle, vit le jour dans le très populaire Theater an der Wien.

    Le personnage de Blonde, lui aussi, est passionnant. Cette Anglaise courageuse qui affronte Osmin et donne une belle leçon de vaillance — face à la perspective de la mort (Acte III, Scène 8) — à son amant Pédrillo, catholique et espagnol, n'est pas sans quelque arrière-pensée. Elle cristallise, une fois de plus, le reflet des convictions mozartiennes. Comme l'ont affirmé Brigitte et Jean Massin, Blonde est bien « une protestante qui donne une leçon de morale à un catholique » et il est vrai que l'Angleterre passe alors, aux yeux des Lumières et de Mozart, comme terre de liberté.

     

    Ce Singspiel possède enfin une importance considérable dans l'œuvre entière du compositeur. Il s'impose comme l'un des fondements originels de ses ouvrages lyriques à venir. Comment en effet ne pas distinguer une filiation, à la fois musicale et dramaturgique entre le personnage de Constance et la Comtesse des Noces de Figaro, la Donna Anna de Don Giovanni ou la Pamina de La Flûte enchantée ? On pourrait, de la même manière, rapprocher Ottavio, Ferrando et Tamino de Belmonte ; Leporello, Figaro ou Papageno de Pédrillo ; Suzanne, Zerlina et Despina de Blonde...

    Avec L'Enlèvement, Mozart pousse le Singspiel à un degré de perfection jamais atteint : abandonnées les alternances rigides airs – récitatifs qui brisent le rythme et l'action, dépassé l'esprit bouffe italien façon Commedia dell’ arte, dépoussiérée l’écriture vocale et orchestrale par une maîtrise compositionnelle lumineuse où se succèdent, dans un équilibre harmonique parfait, monologues, duos, trios, ensembles...

    La richesse extrême de l'œuvre réside dans le fait que la multiplicité et la diversité des personnages et situations permettent à Mozart d'exploiter, libéré des conventions de l'opéra italien, toute sa palette musicale. Palette qu'il étend d'ailleurs, chose curieuse et géniale, jusqu'au rôle musicalement muet du pacha Sélim !

     

    Là, réside le génie. Celui du Mozart dramaturge, en constante interaction avec le Mozart musicien. L'un ne nuit pas à l'autre, tous deux se répondent, s'enrichissent, se complètent et offrent, avec L’Enlèvement au sérail, une œuvre au dynamisme inouï, à l'intelligence vivace... symbole d’une Europe moderne, transportée par le souffle conquérant de la jeunesse.


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    1) Cf. Santurenne, Thierry, Les séductions de l’Orient au XVIIIe siècle, Programme de L’Incontro Improvviso, Opéra de Bordeaux, Bordeaux, Juillet 1998, p. 23.

    2) Le siège de Vienne par les Turcs survient en 1683.

    3) Jean-Baptiste Tavernier publia Les Six voyages de Jean-Baptiste… en Turquie, en Perse et aux Indes en 1676. Jean Chardin, quant à lui, évoquait ses Voyages dans une série d’ouvrages parus entre 1686 et 1711 ; ceux-ci furent partiellement réédités par Stéphane Yerasimos sous le titre Voyage de Paris à Ispahan en 1982.

    4) Cf. Bourrousse, Luc, Purple Rose of Cairo, Programme de L’Incontro Improvviso, Opéra de Bordeaux, Bordeaux, Juillet 1998, p. 15.

    5) Notons qu'en cette même année 1761, Monsigny donne également naissance à son propre Cadi dupé.

    6) Opéra en 3 actes de Guillard et Andrieux, musique de Le Moyne.

    7) Tragédie lyrique d'Esménard sur une musique de Persuis (1807). Le geste de clémence de Trajan, brûlant les preuves qui accablaient les auteurs d’un complot le visant, est une allusion directe à l’attitude de Napoléon à Berlin : Berlin : le prince de Hatzfeld, chef de l’administration municipale de cette ville pendant l’occupation française allait être traduit devant une commission militaire pour une lettre adressée aux généraux prussiens qui tenaient encore la campagne, et auxquels il donnait des renseignements. Sa femme vint, éplorée, se jeter aux pieds de Napoléon qui, après lui avoir présenté la lettre interceptée, preuve accablante, lui dit de la jeter au feu.

     

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    Ruth Ann Swenson, brillante dans les vocalises mozartiennes...


     

     


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    La Finta giardiniera, vers la mutation de l'opera buffa


    Lorsque La Finta giardiniera est créée au Salvatortheater de Munich, le 13 janvier 1775, Mozart à dix-neuf ans. Bien que fort jeune, il a perdu son auréole d'enfant prodige présenté par son père Léopold à la noblesse éblouie des diverses cours européennes. Son protecteur à Salzbourg, l'Archevêque Schrattenbach, est mort en 1771 et son successeur, le prince-archevêque Hieronymus Colloredo — fervent admirateur de musique italienne — est bien décidé à étouffer l'arrogance singulière du compositeur qui se doit désormais de mesurer son statut de serviteur et de rentrer dans le rang.

    Entre 1773, date de son retour d'Italie et 1777, date de sa démission, Mozart se retrouve, en quelque sorte, "enfermé" à Salzbourg contraint à travailler sans relâche, répondant aux volontés de son souverain ou aux commandes de notables désireux d'habiller les événements de leur existence de quelques précieux ornements musicaux (Sérénade Haffner). Mozart ne parvient à se soustraire à la "prison" salzbourgeoise qu'à deux reprises : lors d'un bref séjour à Vienne, en 1773, et lors d'une permission de trois mois à Munich accordée par Colloredo en 1774-75.

    A l'automne 1774 en effet, l'influent Electeur de Bavière Maximilien III adresse au  compositeur la commande d'un opera buffa pour le Carnaval de la cour de Munich. La notoriété et la puissance du souverain bavarois interdit à Colloredo de s'opposer au congé nécessaire de Mozart. Et la composition de la future Finta giardiniera commence aussitôt si bien que, à son arrivée en Bavière au mois de décembre 1774, Wolfgang a pratiquement achevé la partition.

    Les répétitions, qui ne débutent que vers le 20 décembre, sont fort encourageantes et semblent augurer quelque succès notable face à l'opera seria "concurrent" qu'Antonio Tozzi a composé pour les mêmes festivités : Orfeo ed Euridice (sur un livret de l’incontournable Calzabigi). Prévue à l'origine le 29 décembre, puis le 5 janvier, la première représentation n'a lieu que le 13 et réunit une distribution enthousiaste composée de J. B. Walleshauser (Belfiore), R. Manservisi (Sandrina), Augustin P. Suter (Don Anchise), T. Manservisi (Serpetta), G. Rossi (Nardo). Le lendemain, dans une lettre adressée à sa mère, Mozart retrace ainsi l'événement :

    "Dieu soit loué ! Mon opéra est monté, hier 13, in scena, et ce fut une telle réussite qu'il m'est impossible d'en décrire à maman tout le tumulte. D'abord, le théâtre entier était tellement bondé que beaucoup de gens furent obligés de se retourner. Après chacune des arias, ce fut chaque fois une terrible tempête d'applaudissements et de cris (...). Après que l'opéra fut terminé, et pendant le moment de repos qui le sépare du ballet, ce furent encore des applaudissements et des bravos sans fin ; cela s'arrêtait parfois un instant et repartait ensuite de plus belle, et ainsi de suite. Après cela, je suis allé avec papa dans une salle prévue pour le passage du prince-électeur et de toute la Cour. J'ai baisé la main de Leurs Altesses royales, le prince-électeur et la princesse-électrice, et des autres nobles qui furent tous des plus gracieux. Aujourd'hui, tôt ce matin, sa Grandeur le prince-évêque de Chiemsee a envoyé quelqu'un ici pour me féliciter du succès inoubliable que l'opéra a obtenu près de tous (1).

    Mais la réussite de l'ouvrage n'a probablement pas été aussi éclatante que ne le laisse entendre l'auteur. Outre le fait que l'intendant des spectacles de la cour de Munich, le comte Joseph Anton von Seeau (2) semble n'avoir pas apprécié l'ouvrage, dans la Deutsche Chronik, le journaliste et poète  Friedrich-Daniel Schubart l'évoque en ces termes : "J'ai entendu un opéra bouffe de l'admirable génie Mozart. C'est La Finta giardiniera. Çà et là, la flamme du génie l'anime, mais ce n'est pas encore la flamme modérée et calme de l'autel, qui s'élève vers le ciel en nuage d'encens (...)" (3).

    Et de fait, les représentations suivantes — handicapées rapidement par le forfait d’une chanteuse tombée malade — ne recevront qu’un succès mitigé. C’est avec quelque amertume que le jeune Mozart regagne Salzbourg le 6 mars 1775. Son œuvre ne va retrouver l’affiche que quatre ans plus tard, transformée en singspiel (remplacement des récitatifs secs par des dialogues parlés, paroles en allemand) et interprétée par la troupe itinérante de Johannes Böhm sous le titre Die verstellte Gärtnerin (4).

     

    Est-ce le choix du livret, son traitement musical, une inadéquation avec les goûts du public ou les faiblesses d’un compositeur jugé immature qui peuvent expliquer le seul succès d'estime de l'ouvrage et sa transformation rapide en singspiel ?

     

    De nombreuses zones d'ombre demeurent quant au livret de la partition puisqu'il n'existe, de nos jours, aucune trace du livret original italien utilisé par Mozart. Une chose est sûre cependant : La Finta giardiniera du compositeur autrichien découle directement de l'œuvre homonyme de son collègue italien Pasquale Anfossi représentée, avec un immense succès, au Teatro delle Dame de Rome, lors du carnaval de 1774 (5). Le triomphe retentissant remporté par l'opéra du musicien transalpin n'est sans doute pas étranger à la nature de la commande adressée à Mozart par la cour de Munich : l'utilisation du même sujet pouvait laisser espérer un succès semblable en Bavière.

    Mais revenons au livret lui-même : dans les partitions de La Finta giardiniera publiées entre 1774 et 1778, il n'est jamais fait mention du nom d'un librettiste... Ainsi, après divers travaux plus ou moins contradictoires certains spécialistes ont attribué la paternité du texte à Calzabigi, avec quelques amendements opérés par Cotellini (Joseph Mantuani, Alfred Einstein), d'autres y ont vu la griffe de Giuseppe Petrosellini (Rudolph Angermüller). En l'absence de documents véritablement fiables, nous nous garderons bien de prendre position, même si les récentes tendances musicologiques semblent opter pour la thèse Angermüller.

    Toujours est-il que l'ouvrage commandé à Mozart n'était autre qu'un dramma giocoso, autrement dit — si l'on tient compte de l'acception de l'époque et que l'on n'anticipe pas imprudemment sur la signification que ce terme prendra avec Don Giovanni — un opera-buffa.

    Or, le genre buffa répondait à un certain nombre de critères hérités de la structure et des caractères de la Commedia dell'arte. L'œuvre d'Afossi respectait, bien entendu, cette illustre tradition, et Mozart — comme le souligne Jean-Victor Hocquard — "suivit pas à pas son modèle, non seulement pour le livret, mais pour la répartition et la coupe des airs".

    Outre la précoce maîtrise mélodique et harmonique, outre l'inventivité et la fraîcheur de l'écriture musicale, l'intervention du compositeur autrichien avait changé le "climat" de l'œuvre.

    Bien sûr — sans évoquer les rôles sérieux d'Arminda et Ramiro relativement en retrait — Serpetta, Nardo et le Podestat restaient les personnages bouffes saillants de La Finta giardiniera, mais Sandrina et Belfiore, éléments centraux de l'évolution dramatique, avaient acquis une profondeur qui éloignait leurs personnages de toute "classification". Ainsi alternent-ils, au gré de la partition, airs comiques et tragiques.

    En dépit des coutumes, Mozart, guidé par sa sensibilité, avait laissé entrer la tragédie dans la comédie. La dimension bouffe pure disparaissait, cela d'autant que le compositeur — même dans les passages les plus comiques de l'œuvre — ne se laissait jamais aller à l'emploi facile des grosses et lourdes ficelles de la farce.

    Son instinct de compositeur inspiré venait de briser, avec La Finta giardiniera, le cadre rigide de l'opera buffa y intégrant, par l'exploration des passions humaines, une richesse supérieure.

    Calquée sur le canevas authentiquement bouffe d'Anfossi, l'œuvre n'en sortait cependant pas indemne. En effet, à défaut de l'enrichir, l'apport de Mozart y introduisait une sorte de déséquilibre nuisible à sa cohérence générale. Il manquait à ce trait d'inspiration lumineux la canalisation, l'ordonnance, la composition dramaturgiques qui viendraient avec la maturité dont témoignent Le Nozze di Figaro ou Cosi fan tutte.

    Car, si le Mozart de 1774 n'en était pas à son premier ouvrage lyrique, il n'avait, pour ainsi dire, que peu d'expérience dans le genre buffa. Hormis sa Finta simplice — écrite à l'âge de douze ans et dont on ne saurait décemment tirer de fondamentaux enseignements — ses derniers opéras s'étaient effectivement attachés à explorer le genre seria avec Mitridate, re di Ponto (1770) et Lucio Silla (1772), genre qu'il avait, de la même manière, contribué à "ouvrir".

     

    La dimension tragique nouvelle présente dans La Finta giardiniera — attendue comme une véritable œuvre bouffe — n'est sans doute pas étrangère à l'accueil en mitigé que lui ont réservé les critiques munichois et quelques officiels influents. De même, cet aspect a probablement contribué à faire naître rapidement le projet de transformation de la partition en singspiel, forme alors moins chargée du poids d'une tradition formelle considérable et par conséquent plus adaptée à traduire cette structure hybride.

    Mozart n'allait-il pas, dès 1782, avec L'Enlèvement au sérail, pousser le genre singspiel à un degré de perfection jamais atteint, pulvérisant les alternances rigides airs-récitatifs (qui brisaient le rythme et l'action) et dépasser définitivement les conventions de l'opéra italien.

     

    La Finta giardiniera demeure, dans la construction dramaturgique de la pensée mozartienne, une première et magistrale étape qui annonce, à bien des égards, les chefs-d'œuvre à venir.

     

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    1 - Cité par : Massin, Jean et Brigitte, Wolfgang Amadeus Mozart, Fayard, nouvelle édition 1990, p.140.

    2 - Il fera état, plus tard, de sifflets présents à la création.

    3 - Ibid. p. 141.

    4 - On trouvera trace plus tard de l’œuvre sous le nom de Die Gärtnerin aus Liebe.

    5 - Découverte en 1978, la copie de  la partition mozartienne effectuée en 1800 et conservée au musée de Brno — seule à contenir le texte italien intégral — en atteste.

     

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    Festival de Salzbourg 1992. L'orchestres est sous la direction d'Ivor Bolton. Tout le génie de l'écriture vocale de Mozart notamment dans le traitement des  chœurs...




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